URGCNEP

Lui confierais-je mon argent?

Certaines journées offrent des divertissements inattendus. Par exemple, l’autre jour, c’était escroquerie. Pendant trois heures!

Ça peut surprendre, j’en conviens. Mais c’est l’essence du genre. On ne va pas annoncer clairement la couleur (enfin pas trop). On va plutôt entretenir le suspense, par une invitation amicale à se rendre à un hôtel. J’en vois qui ont déjà l’esprit mal tourné! Non, ce n’est pas ce que vous croyez. L’hôtel dispose simplement d’une salle de réunion d’une cinquantaine de places et se fiche royalement de ce que vous y faites, contrairement à d’autres institutions, mairies, école etc. qui croiraient donner leur caution en fournissant des locaux. Bref, votre ami (que vous risquez de perdre, mais ni lui ni vous ne le savez encore) vous a seulement donné le titre du spectacle. Ça ne s’appelle pas Pyramide de Ponzi, mais Marketing de Réseau. Vous ne savez pas ce que ça veut dire, mais peu importe, ça fait in, ça fait riche. Deux mots positifs sur trois. Jackpot!

Je suis impardonnable, j’ai déjà “spoilé” tout le spectacle. J’ai parlé de Ponzi! À ma décharge, durant les cinq minutes de la vidéo de présentation, on pouvait déjà le constater. Ça y ressemble, ça en a le goût, mais c’est drôlement bien assaisonné! C’est qu’il faut arriver à vous faire admettre que c’est très différent. D’ailleurs, on vous le dit explicitement, ce n’est pas une pyramide de Ponzi. Au bout de cinq minutes, des fois que vous auriez posé la question.

La petite pièce minable de l’hôtel, avec ses chaises inconfortables et sa plante artificielle, se trouve tout à coup transfigurée, par la magie d’un vidéoprojecteur, en une succes story américaine, sous le haut patronage de Donald Trump. La société s’appelle ACN. Inutile de vous dire ce que signifie ce sigle. Vous n’aurez qu’à chercher par vous-mêmes. D’ailleurs, dans la salle, tout le monde s’en fout. Tout ce qui compte, c’est de savoir que c’est l’entreprise leader du secteur. C’est la meilleure pour la vente directe et le marketing de réseau. On vous explique qu’avec ce système, il n’est pas nécessaire d’avoir des magasins ou de faire de la publicité. Et que c’est ça qui permet de dégager des marges substantielles. Curieux… Vraiment… Par quelle martingale les petits vendeurs à domicile que l’on est en train de recruter vont-ils parvenir à vaincre les tueurs de la vente par Internet ou les batteries lourdes des call centers mondialisés?

 

 

Mais au fait, que vend ACN? Il existe sans doute des génies du commerce qui arriveraient à refourguer un stock de saucissons à Yasser Arafat, mais bon, c’est quand même plus facile si le produit correspond à vos clients. Et puis, il faut que ça dégage de sacrées marges pour qu’on puisse obtenir un revenu substantiel en démarchant quelques dizaines de clients de chez soi. Enfin quoi, il y a parmi nous des étudiants, des plombiers et des ostéopathes. Pas des cracks de la force de vente. En fait non, il n’y a aucun produit nouveau ou exclusif. C’est même revendiqué. Peut-être pour nous rassurer. C’est sûr que c’est beaucoup moins risqué de vendre la même chose que tout le monde… Alors quoi? Pas grand-chose en fait. Que le vendeur se rassure, il n’aura pas à se fouler beaucoup pour maîtriser le catalogue. Quelques abonnements de téléphonie fixe et mobile, des abonnements pour le gaz ou l’électricité (mais seulement dans certains pays) et deux trois objets électroniques super high-tech. J’ai adooooré la présentation du visiophone. D’abord, ça m’a réconforté. Après avoir passé deux ans dans le trou du cul du monde, je craignais d’être un peu largué question technologie. Ensuite ça a permis de faire un joli coucou collectif au copain du présentateur. C’est fou ce qu’on peut être péquenot en groupe! De toute façon, la présentation des produits est noyée dans tout le reste. Ce qui importe, c’est bien la rémunération du vendeur, pas l’éventuelle satisfaction du client, n’est-ce pas? Quoi? Il y a des gens qui pensent que ça peut être lié? Allons, soyons sérieux, on va vous expliquer que ce n’est pas essentiel. Ces produits ne sont là que pour accréditer plusieurs fables. Tout d’abord faire croire qu’il y a un sous-jacent important à l’activité d’ACN, donc que c’est plus sérieux que du Ponzi. C’est vrai, quoi, l’énergie et la téléphonie sont des secteurs énormes, il y a beaucoup d’argent à se faire. On oubliera juste qu’il faut des volumes énormes pour y parvenir. Ensuite, le vendeur ACN doit croire qu’il est facile de trouver des clients. Tout le monde a besoin d’un téléphone, n’est-ce pas? Donc tout le monde est un client potentiel d’ACN, ton frère, ta petite amie, ta grand-mère, que tu ne viens plus voir depuis des mois, le copain rencontré sur facebook. On nous a même dit de penser au gardien de l’hôtel! Toutes les proies sont bonnes. Surtout, ça permet les chantages affectifs pour la vente. Comment on épingle le tonton un peu pingre? C’est très simple, on lui dit: “Tu peux me rendre un grand service. Pour toi, ça ne change rien. Tu as besoin d’un abonnement de toute façon. Ici ou ailleurs, quelle importance? Mais pour moi, ça veut dire beaucoup. J’aurai un client dans mon réseau et ça me fera gagner des points!” Il peut pas vous refuser ça!

Parce que c’est ça le plus important, gagner des points en recrutant de nouveaux vendeurs. On est récompensé d’après sa capacité à construire son réseau. On commence à comprendre… Vos clients de tout à l’heure seront invités à devenir vendeurs ACN. Vous toucherez des primes si vous recrutez des vendeurs, qui eux-mêmes recruteront des vendeurs. Mais à chaque niveau, il faudra bien penser à vendre un ou deux abonnements téléphoniques, histoire de dire que… En fait plus votre réseau est profond (vendeurs recruté par les vendeurs recrutés par etc.) plus votre part sera importante. Il ne s’agit pas tellement de vendre beaucoup soi-même, ni même de recruter beaucoup soi-même, mais de faire en sorte que le réseau atteigne au moins sept niveaux de profondeur (vendeurs qui recrutent X 7, je sais, c’est un peu répétitif, mais que voulez-vous, on meuble quand même trois heures de représentation). À ce stade-là, on vous explique que vous touchez aussi un pourcentage important des ventes et que ça vous fait un revenu résiduel à vie (enfin tant que les clients restent chez ACN, faut décoder tout de même). Petit “détail”, glissé en passant, le ticket d’entrée de ce système est tout de même de près de 500 euros, auxquels il faut ajouter environ 20 euros mensuels d’abonnement au site internet. Mais ce n’est pas grave, vous devez considérer ça comme un investissement bien léger par rapport à votre rémunération potentielle. Vous devez vous positionner comme des entrepreneurs. Il y a du général Alcazar dans une telle stratégie. Tous colonels! Et si on manque de caporaux? La jolie formule de Donald Trump fait passer tout ça: “You work for yourself, but not by yourself.” En fait, vous êtes un travailleur indépendant. Vous travaillez pour vous-même. Et ça, c’est super-méga-cool. Bien sûr si vous échouez, vous vous retrouvez tout seul. Mais on vous explique que dans ce cas, c’est par manque de travail de votre part.

 

En anglais, ça fait tout de suite plus sérieux, non?

Et c’est là que ça devient très fort. Le vice se pare des habits de la vertu. Certes le présentateur le plus gradé vous attire grâce à l’exemple de tel ou tel bonhomme qui se fait “un salaire indécent”. Tu as dit le mot! Mais un autre, propre sur soi, ostéopathe dans le civil, père de famille, ayant fait le trajet spécialement depuis la lointaine Provence, vous dispense la bonne parole et vous explique qu’il faut faire tout ça pour les bonnes raisons, pour offrir un bon niveau de vie à ses enfants et pour la liberté que ça procure, que vous êtes récompensés en proportion de votre “travail” et de votre mérite.. Que c’est beau, que c’est noble! Les autres aussi sont des braves types, des étudiants (beaucoup), des plombiers, des manutentionnaires… Chacun son style. L’un sautille tout guilleret, comme s’il faisait un échauffement. Un autre est plus posé. Un autre nous la joue “Salut les copains”. Tous sont enthousiastes et ont l’oeil qui pétille. Tous parlent si vite, qu’on n’a même plus envie de poser de questions. Toutes les classes de la société sont joyeusement réunies autour d’un projet commun: se faire du pognon chacun pour soi (et sans trop se fouler si possible). C’est qu’un esprit de communion doit aussi vous animer. La dernière formation… Au fait, je vous ai dit que tout ce spectacle est une formation? C’est vrai qu’il faut une formation pour savoir qu’il faut être ponctuel à ses rendez-vous et s’habiller correctement, si on veut être crédible et convaincre les gens d’acheter. C’est dire si c’est sérieux… La dernière formation, donc, vous explique pourquoi il est important de participer aux cérémonies suivantes et aux “événements”, en particulier ceux qui se déroulent à l’étranger (j’adore les voyages). Il faut rassurer les futures recrues. Leur montrer qu’on est crédible en se déplaçant soi-même. Bien sûr, on ne dira pas qu’il est beaucoup plus difficile de refuser de signer, devant le copain qui vous a invité et qu’on n’a pas envie de vexer. “Ne cherchez pas à convaincre, surtout si vous n’êtes pas sûrs d’avoir tout compris. Votre travail, c’est de trouver des gens et de les faire venir aux formations.” Moi, quand je ne comprends pas, je ne signe pas, surtout en matière d’argent. Mais il ne s’agit pas de comprendre. Il s’agit de croire. Ah! la crédibilité! C’est comme les frites McCain! En guise de conclusion, ce grand chef nous pose la question suprême: “Qui ne viendra pas?” J’ai levé la main. Ce qui est suprême, c’est sa façon de saluer mon courage, sans chercher à me convaincre ou à comprendre ma position. Il est passé, tout en douceur, à autre chose, en ayant l’air de dire qu’il respectait ma décision de rester pauvre.

Tous les ingrédients d’une bonne escroquerie sont présents. Elle repose sur la cupidité et la complicité du cave. Elle se pare de motifs nobles. Elle se nappe de titres ronflants et de toutes les sauces d’un spectacle bien rodé. Elle exhibe en grisé ce qu’on ne veut pas que tu voies, histoire de pouvoir se dédouaner en cas de pépin. Elle est mondialisée.

Arrivés au bout de cet article, certains n’ont peut-être pas encore compris son titre. Les plus cultivés auront compris qu’Un Repas Gratuit, Ça N’Existe Pas. Quant aux autres, s’ils n’ont pas été convaincus d’assister au spectacle d’ACN, je leur recommande vivement la lecture de Révolte sur la lune de Robert Heilein. C’est mon petit cadeau pour me faire pardonner.

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