J’aimerais avoir tort et passer pour un con

 

Mais je sais, ô Troyens que Cassandre a raison.

 

Qu’un professeur se plaigne de la baisse du niveau, c’est un lieu commun, auquel on n’accorde plus guère d’importance. Vraie ou fausse, cette assertion est dans les mœurs. Mais qu’un professeur se suicide en affirmant que la crise de l’école est devenue à ce point insupportable, voilà qui n’est pas banal. Sa lettre montre une grande lucidité et ne ressemble en rien au délire d’un asocial. Son geste ne peut manquer de nous interpeller: se peut-il que l’on en soit arrivé à ce point? Je n’aurai évidemment pas la prétention d’interpréter son suicide plus avant, et les opinions que je vais exprimer ne sont bien évidemment que les miennes. Il y a quelques mois, Antoine Prost, historien de l’éducation, qui a passé quarante ans de sa carrière à prétendre le contraire, a confirmé le constat de la baisse de niveau. On est en droit de s’inquiéter. C’en serait presque drôle si ce n’était tragique et si on ne continuait de minimiser le problème. Car selon l’historien, le problème n’existerait que depuis quelques années, depuis le ministère Darcos, en fait. S’il avait raison, il serait encore facile de revenir en arrière. Mais on peut aussi penser que la crise est plus profonde. Qu’elle date par exemple du “collège unique”, ou à la rigueur de la loi Jospin de 1989. Ou de mai 68, à moins que mai 68 n’ait été le révélateur d’un problème plus ancien. Mais tout de même “80% d’une classe d’âge au bac”… Bon courage à qui voudrait s’y retrouver. Bien sûr, le débat ne se limite pas à l’école et l’on peut déceler les signes de nombreuses crises simultanées. La famille, l’Église, la “démocratie”, la justice sont également en crise. La crise économique n’est même pas discutable. Seulement, s’agit-il simplement d’une vague poussée de fièvre, ou comme certains le pensent de l’agonie d’un système? Il est toujours de bon ton chez les révolutionnaires de fustiger les “Cassandre”, dont les lancinants avertissements finissent par fatiguer les auditeurs les mieux intentionnés. Et pourtant Cassandre a raison. Et Troie va être détruite. On ne saurait trouver plus mauvaise image pour évincer les déclinistes du débat et justifier la foi dans le progrès. Certes, le thème de la corruption semble bien être une constante anthropologique. Mais il est de fait que des épisode de décadence surviennent dans l’histoire. La question est donc de savoir à quel moment lancer les avertissements, et s’il est possible de déterminer le point de rupture.

Dans son livre sur la “Constante Macabre”, Antibi évacue la question de la baisse du niveau scolaire en évoquant l’exemple de Cicéron, qui se plaignait déjà du problème. Je vais être gentil avec lui (pour l’instant) et vous donner des références encore plus anciennes que Cicéron. Prenons les tout premiers textes de la tradition occidentale. Chez Homère, les héros lancent sur leurs ennemis des pierres que les hommes d’aujourd’hui arriveraient à peine à soulever. Chez Hésiode, nous avons déjà le mythe des cycles de l’humanité, avec la succession des âges d’or, d’argent, de bronze et de fer. Tout porte à croire que le mythe a des origines bien plus anciennes. On trouve la même structure en Inde, mais de façon beaucoup plus complexe encore. Dans les mythologies moins élaborées, nous avons au moins l’opposition d’un âge héroïque et de l’âge profane où nous sommes, toujours en faveur de l’époque des anciens. Le sentiment de décadence et de corruption est présent partout et en tout temps. Je sais, dit comme ça, c’est un peu lourd. Mais on peut le vérifier. Ça ne signifie nullement que ce sentiment soit toujours dominant, mais même à l’apogée d’une civilisation vous trouverez, en cherchant un tout petit peu, des tas de gens pour fustiger l’avilissement moral de leur société. L’enthousiasme de la Renaissance est concomitant de la critique de l’Église romaine. Le souffle révolutionnaire de 1789 suscita des inquiétudes que les guillotinés de 1793 pouvaient trouver assez justifiées. Les périodes de prospérité sont aussi celles du triomphe de l’argent corrupteur, comme si une obscure culpabilité s’attachait à toute réussite.

Il est relativement facile d’expliquer cette constante. Il est certain, par exemple, que tout progrès remet en cause l’ordre établi. Tout progrès technique met au chômage les gens qui croyaient leur travail indispensable à la société. Doit-on pleurer les copistes mis à la rue par Gutenberg? Nul doute qu’ils avaient beaucoup de raisons, pour dire que l’imprimerie ne ferait pas mieux qu’eux, ou que leur activité, par ricochet, faisait vivre des tas de gens. Sans doute l’écriture calibrée de la typographie n’a-t-elle pas le charme de la calligraphie monastique. D’ailleurs, un bon indice pour savoir si les conservateurs sont vraiment dépassés, c’est quand ils en sont réduits aux arguments esthétiques. “Ça défigure le paysage.” Argument bien subjectif devant les avantages bien concrets de la richesse. Il y a toujours des perdants, et ils ne se rendent pas avant de s’être fait entendre. Pourtant, le malheur des copistes ne reposait sur rien d’autre que leur peur du changement. Le simple fait de savoir lire et écrire leur ouvrait des tas de professions. Et pour quelques attardés qui se sont eux-mêmes rendus malheureux, combien d’autres ont enfin pu accéder au savoir? Combien d’activités plus utiles ont été rendues possibles, simplement parce que cette invention a dégagé du temps? L’illusion de décadence due à la mécanisation de l’économie est assez facile à réfuter.

Plus profondément, l’impression de décadence provient aussi de la succession des générations. Cette question requiert plus d’attention, parce qu’il n’est pas certain que l’impression soit toujours fausse. La disparition d’un homme d’expérience est une perte en soi. À chaque fois qu’un homme compétent doit céder la place à un jeune, on a l’impression d’un recul. Le néophyte, bien évidemment, n’est pas pleinement opérationnel. Il sera peut-être très compétent au bout du compte ou fort décevant. Mais quand on le recrute, il n’y a aucun moyen d’en être certain. Comme il y a des renouvellements en permanence, la perte des vieilles générations peut fort bien être invisible à l’échelle de la société, compensée par les compétences acquises par les autres. Mais les acteurs de terrain, qui manquent d’une vue d’ensemble, peuvent ressentir douloureusement le changement. Prenons l’exemple d’un professeur qui laisse une classe de collégiens au mois de juin. S’il a fait son travail correctement, ses élèves ont progressé lentement toute l’année. Les élèves qu’il prendra en septembre seront logiquement moins savants que ceux qu’il vient de laisser. S’il veut savoir si le niveau baisse, il devra comparer ses nouveaux élèves à ce qu’étaient les précédents à la même période de l’année. C’est évident. Le professeur a de l’expérience, il est capable de prendre de la hauteur, il sait que c’est fondamentalement ainsi que cela se passe et il ne s’en laisse pas conter. Il n’en va pas forcément de même dans d’autres situations. Dans une troupe scoute, les adolescents n’ont pas l’expérience pour déceler, chez un de leurs camarades, les qualités qui ne demandent qu’à se révéler et qui feront de lui un grand chef de patrouille (CP). C’est pourquoi les chefs sont choisis par les anciens. Mais malgré toute l’expérience des maîtrises scoutes, il faut souvent leur rappeler de laisser partir leurs CP et de ne pas les pousser à continuer au-delà de 17 ans. Dans beaucoup de groupes scouts, on rate l’occasion de donner aux jeunes des responsabilités et de développer leur potentiel. Si des pédagogues sont susceptibles de faire cette erreur, combien plus les chefs d’entreprises risquent-ils de brimer les talents par une attitude trop timorée! C’est bien excusable, le petit entrepreneur qui change un membre de son équipe tous les six ou sept ans n’a pas souvent l’occasion, au cours de sa carrière, d’être confronté à ce problème. Mais un bon DRH sait distinguer chez un jeune diplômé le cadre solide qu’il sera dans un an.

L’idée de temps barbares et primitifs est une idée typiquement moderne, historiquement assez récente et totalement contre-intuitive. C’est bien la décadence qui est l’impression première. Pour en sortir, il fallait une civilisation écrite, tant pour pouvoir accumuler les connaissances et les progrès, que pour en garder la trace de ces progrès. L’histoire nous donne des moyens de comparaison. Il fallait aussi que l’histoire soit écrite depuis assez longtemps. En effet, la mémoire est filtrée et peut nous jouer des tours. Tant qu’on ne retient que les grands récits, on conserve cette impression première de décadence. Plutarque pensait que la Grèce s’était dépeuplée entre les guerres médiques et son époque (IIe siècle après J.-C.). Il en voulait pour preuve le faible nombre d’hoplites que la Grèce toute entière pouvait aligner au IIe siècle. L’effectif, disait-il était à peine comparable au contingent d’une seule cité cinq ou six siècles plus tôt. Cette remarque est très intéressante. Les chiffres sont probablement justes, en tout cas réalistes. Mais l’interprétation est très probablement fausse. À l’époque de la bataille de Marathon, chaque cité était indépendante et tous les hommes libres avaient part à sa défense. Comme la frontière n’était qu’à un jour de marche, on pouvait aisément mobiliser tout le monde sans interrompre les travaux des champs. Et tout le monde sentait bien la nécessité impérieuse de participer à la guerre, justement pour protéger ces champs. 3000 hoplites, pour une cité ordinaire au Ve s. av. J.-C. représentaient la totalité des hommes en âge de porter les armes. À l’inverse, sous l’empire romain, la guerre se passait au loin, à plusieurs semaines de marche au moins. Les campagnes militaires duraient des mois et étaient confiées à des professionnels. La guerre n’était plus l’affaire du citoyen athénien. Les taux de mobilisations étaient tombés extrêmement bas. 3000 hoplites, c’était ce que la Grèce pouvait trouver comme jeunes hommes assez aventureux ou assez pauvres pour accepter de risquer leur peau dans des pays étrangers. Il n’est pas facile de trouver les données pertinentes pour repérer une décadence. L’erreur de Plutarque est excusable. On n’avait guère de registres de population et il avait été obligé de rechercher une preuve indirecte. Si nous voulons tenter d’y voir clair, plus encore que de livres d’histoire, nous avons besoin d’archives, dans ce qu’elles ont de plus trivial. Mais les archives n’ont pas été établies et conservées pour répondre à nos questions modernes. Si je reprends l’exemple du professeur, je peux dire que le bon professeur n’est pas seulement celui qui a de la mémoire ou du talent, c’est celui qui a des archives. Il a en réserve des tas d’exercices et de devoirs. Il sait ceux qui ont “marché” et ceux qui n’ont pas été brillants. Et il est capable de les réutiliser à chaque fois que nécessaire. Seulement voilà, il n’a pas constitué ses archives pour répondre à notre angoisse sur le niveau scolaire. Il a gardé les énoncés, mais pas les copies, ou alors seulement les bonnes, ou seulement certaines classes. L’évolution des sociétés est donc en dents de scie. Derrière le bruit, il s’agit de discerner si la courbe est croissante ou décroissante en tendance. Celui qui ne s’en laisse pas conter peut lui-même être victime d’une illusion. À force de se dire qu’il a déjà vu ça, il ne voit plus les signes avant-coureurs des catastrophes. Et il peut contribuer par son inaction à la survenue de ces catastrophes.

Il est pourtant de fait que des crises surviennent, qu’elles se changent parfois en décadence profonde et que les civilisations sont mortelles. On a souvent minimisé les propos de Valéry (relisez la Crise de l’esprit, lecture indispensable). Mais il a raison, les civilisations ne sont pas seulement mortelles par accident, mais fondamentalement. Ce ne sont pas des elfes de Tolkien, qui ne meurent que sous la lame des serviteurs du Mordor, mais bien des êtres humains, dont la mort est inscrite dans leur naissance même. Pour en revenir à Antibi, mettons fin au sursis. Cicéron avait très probablement raison de dénoncer la décadence de son époque. Il a vu le déclenchement d’une guerre civile d’une rare cruauté. L’état de droit a été bafoué. Les institutions de la République n’ont plus été qu’un masque sans consistance. Rome par la suite n’a plus été capable d’établir un pouvoir politique sur des bases légales. Chez les Césars, le meurtre était un mode de succession tout à fait ordinaire. On ne me fera pas croire que ce désordre politique était sans conséquences sur la moralité du peuple romain. Des civilisations brillantes se sont effondrées sur elles-mêmes. L’archéologie est maintenant parvenue à élucider bien des mystères et on ne peut plus prétendre que les sociétés maya ou pascuane se sont effondrées par accident. L’argumentaire de Jared Diamond est peut-être incomplet, certainement déplaisant, mais il est solide sur le fond. Oui, il est possible qu’une société dépasse un point de non-retour écologique, surtout si ses structures sociales sont sclérosées. J’irai même plus loin, tout système atteint un jour ou l’autre son point critique d’incohérence. Beaucoup de gens, y compris des sommités comme Fernand Braudel, ont refusé d’admettre cette évidence. Ils arguent du fait que les grandes civilisations laissent toujours un héritage. D’abord, ce n’est pas si certain. Que reste-t-il des œuvres de Ménandre, sinon de quoi rêver à ce qu’elles ont pu être? Plus sérieusement, le fait que je laisse un héritage ne me rend pas immortel. Je dirai tout au contraire. Non, on n’a pas le droit de refuser la possibilité d’un événement qui a déjà maintes fois eu lieu.

Il est désolant, ou comique, de voir certains mots servir de repoussoirs dans les débats publics. Traiter de “complotistes” ceux qui émettent des doutes sur la version officielle des attentats du 11 septembre est tout simplement grotesque. Il y a bel et bien eu complot le 11 septembre 2001! Il a bien fallu comploter pour organiser le massacre de milliers de New-Yorkais. La seule question est de savoir à qui imputer ce complot. Est-ce le fait du seul Oussama ben Laden et de ses sbires? La responsabilité du gouvernement américain de l’époque est-elle engagée? Si oui, jusqu’à quel point? Certains veulent croire que l’équipe de Bush aurait piloté toute l’affaire pour obtenir un casus belli acceptable aux yeux de l’opinion américaine. On peut trouver leurs arguments fragiles et invraisemblables, mais ils posent la vraie question: “Qui a fait quoi?” À la guerre, les deux camps fusillent les “défaitistes”. Pourtant, il y aura nécessairement un vaincu. Au moins! La plupart des fusillés ont finalement raison. Dommage pour eux. Les “déclinistes” ont sans doute une vision partielle de la réalité, il se peut qu’ils se trompent de combat, mais en général il s’agit de gens rationnels, aux prises avec la réalité. Ils pointent du doigt des difficultés bien réelles. Souvent hommes de terrain, ils connaissent mieux les effets des politiques que ceux qui les conçoivent dans les couloirs du Parlement ou dans les cafés proches de l’ENA. Du soldat ou du général, qui a le meilleur point de vue? En 1805, c’est Napoléon. En 1917, ce n’est pas Nivelle.

À tout le moins, il convient de prendre les avertissements au sérieux, surtout quand ils se généralisent. On ne compte plus les livres qui dénoncent l’état de l’école, les articles, bons ou mauvais qui se plaignent des faibles scores de l’école française aux évaluations internationales. Nous pouvons dire avec certitude que le système scolaire est en crise. Puisque tout le monde le dit, même ceux qui l’avaient longtemps nié, c’est une certitude. Je dois m’arrêter un instant sur cet argument, pour éviter tout malentendu. Ordinairement, le fait qu’une croyance soit majoritaire, ou même unanime, ne la rend pas vraie pour autant. La terre est ronde indépendamment de nos opinions. Mais il y a une catégorie de propositions qui sont vraies du seul fait qu’on y croit intensément. Il s’agit essentiellement des pronostics sur les résultats de nos actions, car ceux-ci reposent en grande partie sur la confiance des acteurs. Si un élève croit qu’il va échouer, alors il va effectivement échouer. L’inefficacité actuelle des redoublements tient beaucoup au fait que l’on s’est persuadé de leur inefficacité. Il y a trente ou quarante ans, une telle affirmation heurtait le sens commun. Un redoublement pouvait échouer de temps en temps, mais la pratique était perçue, d’expérience, comme bonne. Aujourd’hui, beaucoup d’enseignants sont persuadés que cette affirmation est vraie et leur conviction s’appuie là aussi sur leur expérience personnelle. En quarante ans, c’est devenu vrai. On peut trouver de la sorte beaucoup de prophéties autoréalisatrices. Soupçonnez injustement votre femme d’adultère et vous l’inciterez à se trouver un amant. La croyance que l’on a ou non dans une monnaie suffit à lui conférer ou à lui ôter sa valeur. Si le général est convaincu que sa cause est perdue, alors il manquera d’ardeur pour mener ses hommes au combat et la défaite sera inéluctable. C’est pour cela qu’on fusille les défaitistes, même s’ils peuvent avoir raison. Il est à noter que la confiance est une condition nécessaire mais non suffisante au succès. Un élève a besoin de confiance en soi pour réussir les examens, mais si on le persuade à tort qu’il est un petit génie, il va directement au casse-pipe, tout comme le soldat qui se croit immortel. C’est pourquoi les prophéties autoréalisatrices sont généralement pessimistes. On voit la difficulté. Se tromper de combat est un moyen sûr de provoquer un désastre. Si je dénonce injustement une menace, il n’est pas impossible cependant que mes prédictions se trouvent a posteriori validées. La guerre n’aurait peut-être pas eu lieu si je ne l’avais pas annoncées, mais je peux, en apparence du moins, prétendre que j’avais raison de m’y préparer. Dénoncer la décadence trop tôt peut provoquer un désastre. Trop tard, on s’enlève les moyens de rectifier le tir.

La détermination du point de rupture est un vrai problème. Même a posteriori l’analyse est difficile. Je n’aurai pas la prétention de faire l’histoire de l’école française pour répondre clairement au problème de datation évoquée en introduction, car il faudrait pouvoir comparer des échantillons statistiques suffisants et fiables. Il faudrait avoir un accès privilégié aux données et le temps de les analyser sérieusement. On verra par exemple avec les articles de Nathalie Bulle la difficulté de l’exercice. Je ne saurais dire avec certitude si l’état de l’école dans les années 70 justifiait pleinement la réforme du collège unique ou si celle des années 80 rendait vraiment nécessaire que monsieur Jospin s’en préoccupât. Mon avis est que non. L’instruction progressait pour ainsi dire d’elle-même. Les gens inscrivaient leurs enfants au collège et au lycée dès lors qu’ils le pouvaient, sans qu’il fût nécessaire de les y contraindre. On aurait sans doute eu le même niveau d’accès au baccalauréat général, simplement en comptant sur les efforts des jeunes générations, sans pour cela abaisser les exigences. Oblige-t-on les gens à manger? Au demeurant, on devrait réfléchir à l’utilité d’imposer aujourd’hui la scolarisation dès trois ans, alors que plus de 95% des gens font ce choix d’eux-mêmes. Mais peu importe la réalité des problèmes du passé. Il suffit de constater que la crise s’est installée depuis lors. On jongle en permanence avec les réformes et les programmes. Nous corrigeons à l’infini les problèmes que nous nous créons pour résoudre les précédents. Il ne se passe pas une année sans que nos codes s’alourdissent au-delà de ce qu’un homme peut raisonnablement lire. Il ne se passe pas une année sans qu’un ministre y aille de son petit projet et ne suscite des levées de boucliers pas toujours injustifiées. Les grandes consultations, refondations, ou quel que soit le nom qu’on veuille bien donner à ces projets de long terme, se succèdent tous les 5 ans environ — un mandat présidentiel — alors que le cursus ordinaire dure une bonne quinzaine d’années. Autrement dit, les réformes sont chamboulées avant d’être mises en application, tant elles sont mal ficelées. Malheureusement, il y a peu de chances que nous parvenions à un consensus sur les causes de la crise et sur son remède. Si le consensus était facile à trouver, il n’y aurait tout simplement pas de crise. Je m’apprête donc à déplaire. Et je déplairai d’autant plus que la persistance de la crise doit s’expliquer par quelque préjugé qui nous empêche de trouver ou d’accepter la solution. Si nous sommes en permanence à nous tromper et à hésiter, c’est que les prémisses de nos raisonnements sont fausses. Méfions-nous précisément de nos consensus.

Parmi les erreurs qui provoquent les faux combats, la plus évidente, c’est la phobie des classements. C’est très net en économie. Nous avons peur essentiellement de deux choses: du déclassement économique du pays, ou de la paupérisation des classes populaires. Selon les partis politiques, on insistera plutôt sur un problème ou plutôt sur l’autre. Mais si l’on veut bien regarder des indicateurs un peu plus sérieux que le PIB ou le taux de croissance, on verra que le problème n’est pas si grave qu’on le dit et surtout qu’il n’est pas exactement là où l’on pense. Parmi les indicateurs sérieux, nous pourrions prendre, au hasard, l’équipement des ménages en bien de consommation, ou la taille des logements, rapportée au nombre de personnes qui y vivent. Vous trouverez aisément les données chiffrées sur le site de l‘Insee. Je me contenterai de tracer un tableau d’ensemble. Que constatons-nous? L’équipement de base d’un logement, c’est l’eau courante, l’électricité, le chauffage, avec une certaine isolation, une ligne téléphonique (utilisée ou non), des toilettes à l’intérieur. Un logement auquel il manquerait un de ces éléments serait certainement jugé insalubre. À cela, il faut ajouter le mobilier. Le réfrigérateur est incontournable, de même que la télévision. Le téléphone portable n’est vraiment rentré dans nos vies qu’il y a une quinzaine d’années. Pourtant, on atteint des taux d’équipement tels qu’un homme qui n’en a pas passe pour un alien. S’il n’en a pas, comme pour la télévision, c’est qu’il n’en veut pas. La lutte contre la pauvreté n’est pas le plus grand problème en France. La vraie pauvreté est résiduelle chez nous, les clochards qui sont en dehors des normes que je viens d’évoquer sont des gens qui ont par ailleurs des problèmes non économiques (alcoolisme, déboires affectifs etc.). Aucune politique centralisée n’en viendra à bout, parce qu’ils ne sauront jamais affronter une administration pour faire valoir leurs “droits”. Mais, me direz-vous: “Et le seuil de pauvreté calculé par l’Insee?” “Et les millions de gens qui sont en dessous?” Justement, parlons-en. Cet indice est très mauvais. Leur définition de la pauvreté, purement monétaire, n’exclut pas a priori que l’on puisse avoir un certain confort tout en étant pauvre. Est pauvre, selon l’Insee, celui qui gagne moins que la moitié du revenu médian. Mais on ne se soucie pas de savoir quel est le montant du revenu médian, et encore moins de ce que l’on peut acheter avec. Ainsi, on pourrait fort bien imaginer une situation où le pauvre possède une voiture et une tablette numérique. Si je m’amusais à calculer le seuil de pauvreté sur un territoire plus restreint que la France, je pourrais aisément obtenir des résultats aberrants. Mettons que je calcule ce seuil à Neuilly ou à Monaco. J’aurai toujours une forte proportion de gens pauvres par rapport aux autres habitants du lieu. “Il y a des millionnaires dans les rues, les milliardaires n’osent plus sortir.” Bénissons le ciel d’être dans un pays où les pauvres sont obèses! Franchement les pleunicheries des Français sur leur pouvoir d’achat sont indécentes. Allez expliquer à un Africain, candidat à l’immigration illégale, quel genre de pauvreté l’attend en France! “Mais la croissance est en berne,” dites-vous. C’est vrai ces derniers temps. Mais avant d’évoquer de ce qui se passe sous le gouvernement socialiste, prenons le temps d’examiner ce que signifie vraiment un taux de croissance. Depuis 1995 environ, nous fantasmons sur les taux de croissance des pays émergents et nous nous lamentons sur nos taux misérables de 2 ou 3%. Je passe sur la fiabilité de ces chiffres, ça nous demanderait trop de temps. Mais 2 ou 3%, c’est énorme! 2% par an, ça signifie en gros que la richesse double en 36 ans. À 3 %, il ne faut plus que 24 ans. Pour calculer ça facilement, utilisez la règle de 72. Approximative, mais efficace. En gros, si les chiffres signifient réellement quelque chose, on peut, à 2% par an, être deux fois plus riche que son père au même âge (bon, il faut aussi tenir compte de nos brillants services publics pour apprécier cet enrichissement). Les taux des pays émergents ne sont que le reflet d’un rattrapage économique. Ils baisseront dès que ces pays auront des structures similaires aux nôtres. Le déclin relatif de l’Europe dans l’économie mondiale est parfaitement normal. C’est même une très bonne chose. Il ne signifie nullement que nous vivions moins bien qu’avant, mais seulement que les autres accèdent enfin à la prospérité. Voulez-vous l’égalité ou vous maintenir au sommet? Réfléchissez bien avant de répondre. Êtes-vous si altruiste que vous le prétendez? Il est parfaitement impossible de se maintenir durablement une avance technologique écrasante. En effet, les challengers, pour arriver au niveau des premiers, peuvent se contenter de les imiter. Tandis que les premiers, pour progresser doivent inventer. Il n’est pas difficile de rattraper le pionnier qui taille sa route dans la jungle. La France avec ses 65 millions d’habitants ne pourra pas longtemps faire contrepoids à une Chine vingt fois plus peuplée. Il faut l’accepter. Ce qui pourrait nous mettre en danger ce serait plutôt de faire des erreurs stratégiques et de perdre ainsi notre marge de manœuvre: prétention de chercher la croissance “avec les dents”, à l’inverse budgets irréalistes, excès d’impôts, de lois inutiles, de dettes… Notez que même un riche a des problèmes s’il a des dettes. Il y a deux vrais scandales dans l’économie française, l’habitude de vivre au-dessus de ses moyens et le chômage de masse entretenu par les dispositifs qui sont censés le combattre.

Dans le domaine éducatif, ce ne sont pas les classements PISA qui doivent nous inquiéter. Nous sommes moins bons que la Corée? Mais qu’est-ce que ça signifie? Est-ce parce que nous sommes devenus mauvais ou que les Coréens sont devenus bons? Là, malheureusement, je crois qu’il faut dire les deux. Mais c’est la baisse de nos exigences qui doit nous alarmer, pas le succès des autres. Dans une classe, il n’est pas possible que tout le monde soit premier. Mais il est possible que tous les élèves parviennent à tirer profit du cours. Quelle importance que certains décrochent le bac et pas d’autres? Leurs connaissances leur permettent-elles d’affronter la vie sereinement? Oui? Alors où est le problème? Non? À quoi sert une égalité obtenue aux forceps? Ils ne savent même pas lire… Le fameux “ascenseur social” n’est pas destiné à mener tout le monde au sommet de l’immeuble. Un ascenseur amène chacun à l’étage qui lui convient, éventuellement même l’étage inférieur. La passion démocratique pour l’égalité n’est plus aujourd’hui fondée sur la justice, mais elle est l’une des faces de cette jalousie qui nous pousse à abattre l’intello quand nous sommes en bas et à mépriser les autres quand nous sommes au sommet. Il ne s’agit plus de rendre à chacun selon son mérite, mais d’un paravent à notre égoïsme. Cette passion nous a déjà fait commettre beaucoup d’erreurs, et nous sommes en train d’en rajouter. Dans les années 70, on a commencé à accuser durement l’école de reproduire les inégalités sociales. Accusation inique, si on prend la peine d’y réfléchir. Il n’y a jamais eu dans l’histoire plus de mobilité sociale que depuis la seconde guerre mondiale. Nous sommes passés d’une société encore majoritairement paysanne à une société de services. Le grand-père travaillait la terre, le père était à l’usine, le fils est dans un bureau. Brel avait plus de bon sens que nos sociologues, quand il disait: “ils seront flics ou pharmaciens parce que papa ne l’était pas”. Tous les enfants d’aujourd’hui se posent la question de leur orientation. Et on nous dit qu’il y a reproduction sociale, sous prétexte que tous les enfants n’ont pas accès à toutes les formations! Mais le pire n’est pas là. Sous prétexte de lutter contre les inégalités, on a mis en place des dispositifs de discrimination positive. Il ne s’agissait plus d’offrir des bourses aux enfants pauvres et méritants, mais de corriger des injustices supposées en identifiant des populations réputées “défavorisées”. On a donc mis en place la carte scolaire et les ZEP. En pratique, ces dispositifs ont des effets indésirables (mais pas vraiment inattendus). La carte scolaire enferme les pauvres dans l’école de leur quartier, car ils se voient interdire d’en changer. Seuls les riches ont le choix, soit en allant dans le privé, soit en se domiciliant ailleurs. La carte scolaire produit des ghettos et augmente la reproduction sociale. La ghettoïsation est d’ailleurs renforcée par le classement en ZEP lui-même, puisqu’il sert de repoussoir à la fois aux familles et aux enseignants. Malgré des avantages matériels très forts (faibles effectifs, budgets renforcés), les volontaires sont rares et presque toujours animés d’un esprit de sacrifice. Il est de notoriété qu’on y envoie les jeunes titulaires au casse-pipe. La crainte de ces établissements est sans doute une des causes les plus profondes de la crise des vocations à l’éducation nationale. Alors que la mixité sociale augmentait lentement, mais sûrement, nous avons mis un frein à cette mixité. Nous avons pratiquement créé le problème que nous pensions résoudre, par manque de perspective historique.

En économie aussi, nous avons des problèmes induits par les dispositifs de lutte, par exemple pour chômage ou la pauvreté. La plupart des mesures d’aide sociale constituent des trappes de pauvreté. Le phénomène n’est pas nouveau, beaucoup d’économistes et de sociologues l’ont analysé. Vous trouverez par exemple un exposé très clair chez Tocqueville, qui analyse la situation anglaise au XIXe siècle. Pour faire simple, l’aide sociale détruit des emplois en élevant les charges pour les travailleurs et donc en faisant baisser la rentabilité de certaines activités, au point qu’elles en deviennent impossibles. Par ailleurs, et c’est peut-être encore plus grave, elle détruit la volonté de travailler au sein de la population. Non pas seulement qu’elle encourage la paresse des profiteurs et des fraudeurs, mais aussi qu’elle décourage les gens de bonne volonté, en augmentant objectivement le coût d’opportunité du travail. Celui qui n’a pas de talent particulier lui permettant de prétendre à des postes élevés et rémunérateurs va se trouver devant un dilemme: soit gagner peu mais sans travailler, soit gagner un peu plus au prix d’un effort très supérieur. Le rapport bénéfice/coût de son travail passera, mettons, de 500/0 à 1000/160. Dès lors qu’il est possible de toucher de l’argent sans contrepartie, le rapport est nécessairement excellent. Reste à savoir si le revenu du non-travail est suffisant pour vivre, dans ce cas, objectivement, ce n’est pas intéressant de travailler. Et il faudra trouver les motivations en-dehors de la rémunération. Il faudra penser que l’activité économique est en soi une chose désirable, indépendamment des bénéfices retirés. Il faudra trouver un poste “intéressant”, offrant des challenges et de la reconnaissance sociale. Mais honnêtement, combien de postes répondent à ces critères? On fera donc surtout appel au sens moral. La mise en place du RMI n’a pas provoqué la catastrophe économique que ses détracteurs avaient annoncée. Ou plutôt, elle ne l’a pas encore provoquée, car notre société très développée avait une éthique du travail très forte et cela lui a conféré une certaine résilience. Il y a vingt ou trente ans, il était honteux de vivre sans travailler. Cette honte était salutaire. Bien sûr elle associe à l’inquiétude financière la peur de la marginalisation, mais elle dissuade les comportements parasites. Un homme qui a l’habitude du travail n’envisage ses indemnités de chômage que comme un moyen de traverser une passe difficile, ce qui est précisément leur but initial. Mais il y a un effet de génération extrêmement dangereux. Aujourd’hui arrivent sur le marché du travail des jeunes qui n’ont jamais eu la culture de l’effort. Elle ne leur a été inculqué ni par l’école, où l’on tend de plus en plus à faire passer la réussite pour un droit et non pour un bien à mériter, ni à la maison, où de plus en plus les parents donnent l’exemple de la combine et de l’assistanat. Pour beaucoup de collégiens issus des milieux défavorisés, les allocations constituent un plan de carrière avouée. Et ils prennent leurs études avec tout le sérieux qu’un tel projet exige. Il ne faut pas minimiser le danger, sous prétexte que trente ans se sont passés. Au contraire! La corruption morale d’un peuple prend du temps. Mais elle peut aller très loin. Il y a aujourd’hui des peuples qui sont au bord de la destruction, justement parce que l’aide internationale les empêche absolument de trouver des solutions locales. On connaît l’adage: “Donne un poisson à un homme, il mendiera toute sa vie. Apprends-lui à pêcher, et il aura de quoi manger toute sa vie.” Il se trouve qu’en Somalie ou à Djibouti, on est arrivé à un tel point qu’il n’est même plus envisageable de se passer d’aide. Ces pays, juste pour manger, dépendent à 30 ou 50% de dons et ça fait plusieurs décennies que ça dure. La moitié du PIB de Djibouti consiste dans les loyers des bases militaires étrangères. Il n’y a pratiquement pas de ce secteur informel mais honnête qui permet aux autres pays pauvres de survivre. Les Djiboutiens n’investissent jamais. Ils “broutent” le khat et se débrouillent presque toujours pour refiler le travail aux autres, même si les Occidentaux y mettent de moins en moins de complaisance. Et quand un Djiboutien se lance dans un véritable travail, il est sollicité par tout son clan et ne voit pratiquement pas le fruit de ses efforts (c’est la raison principale pour laquelle les étudiants africains restent chez nous au lieu de faire prospérer leurs pays d’origine). Le dilemme est donc tragiquement simple: ou bien on cesse de soutenir ces pays et ils meurent de faim, ou bien on continue d’injecter de l’argent et ils resteront dans leur misère. Je ne peux pas dire quand le système s’effondrera, mais il s’effondrera et la population disparaîtra dans la guerre et la famine. Les monarchies pétrolières du golfe Persique sont menacées d’une façon analogue. Quand le pétrole disparaîtra, leurs villes arrogantes deviendront des champs de ruines, tant sont fragiles les bases économiques et morales sur lesquelles elles reposent. Alors la France n’ira évidemment pas jusque là, car aucune aide extérieure ne lui sera massivement accordée, et que ses ressources propres sont beaucoup plus solides que celles de ces pays désertiques. Mais nous ne pouvons pas exclure un recul redoutable de nos conditions de vie, des épisodes de violence, voire des guerres civiles. Nous ne manquons pas de ressources naturelles, celles qui ne se trouvent pas sur notre territoire peuvent être acquises par des échanges commerciaux très aisés. Il est étonnant en soi que l’on ait du chômage au sein d’une population en bonne santé et relativement instruite, alors qu’il y a tant de choses à faire pour améliorer nos conditions de vie. Lorsque l’on traite les symptômes du mal, sans comprendre ses causes, alors on a toutes les chances de créer un cercle vicieux, là où l’on n’avait à craindre que des fluctuations naturelles.

Ce sont les mauvais choix politiques qui installent les crises. Typiquement, la carte scolaire empêche le système de se purger. Si les familles étaient libres, les établissements “sensibles” se videraient naturellement. Ensuite, soit ils se corrigeraient, soit il disparaîtraient. Et ils ne tomberaient jamais à un niveau vraiment catastrophique, car le choix des parents les obligerait à réagir avant. Ici nous voyons que c’est l’emploi de la contrainte pour maintenir ces écoles à flot qui les rend indignes. La faillite est un processus normal. En matière scolaire comme en économie. Ce qui compte, c’est de la circonscrire et de rebondir. Il faut s’assurer que le dépôt de bilan d’une entreprise n’entraîne pas un effet domino. Pour l’entrepreneur failli, ce qui compte, c’est de ne pas être endetté à vie, et de pouvoir mener une vie décente et honnête après une expérience malheureuse, éventuellement même de pouvoir lancer de nouveaux projets, fort de cette expérience. Perdre mon emploi n’est pas grave, si je peux en trouver un autre. Je peux être un ancien professeur et exercer efficacement comme gestionnaire ou commerçant. Je peux même, si c’est nécessaire faire de la manutention quelque temps. Si j’ai échoué devant une classe, face à un public difficile, peut-être serai-je tout à fait efficace devant des élèves plus jeunes ou plus âgés, ou tout simplement dans un établissement où il existe une véritable ambiance de travail. Tout le monde fait des erreurs, erreurs sur les principes ou simples erreurs d’appréciation de la conjoncture, mais peu de gens ont la possibilité de généraliser leurs erreurs. Le problème, c’est d’abord les monopoles, qu’ils soient publics ou privés, ou plus couramment un mélange d’intérêts privés et de protection étatique. L’école républicaine de Jules Ferry n’a pas trop mal fonctionné, tant qu’elle fonctionnait sur des principes conservateurs. à la fin du XIXe siècle, on avait une idée assez juste de ce qui pouvait faire une école efficace, car la France avait déjà de solides traditions éducatives, qu’il suffisait d’imiter, notamment à travers les congrégations religieuses comme les jésuites, les frères des écoles chrétiennes ou les maristes. On aurait sans doute pu réaliser l’instruction des masses à moindre coût, mais en l’absence d’un véritable marché, il est impossible de le mesurer exactement. Mais ce qui est vraiment grave, c’est que le monopole du ministère de l’éducation nationale empêche tout progrès sérieux. Non pas que l’éducation nationale soit irréformable, on fait des réformes tout le temps, mais parce que l’on ne peut faire aucun tri efficace entre les différentes tentatives d’amélioration. D’abord la centralisation du système généralise très vite les erreurs, empêchant des comparaisons. Il faut bien respecter l’égalité! Ensuite quand les expériences ne sont pas lancées directement à l’échelle nationale (le ministre a une brillante idée, les établissements se débrouilleront bien pour expérimenter la mise en œuvre), ceux qui les évaluent sont ceux-là même qui les ont préconisées. Toute réforme des programmes implique au moins une réforme des examens. Les consignes d’indulgence correspondent à la mise au point de ces nouveaux examens. C’est nécessaire au nom de la “justice”, car on ne peut pas désavantager les candidats par rapport à leurs prédécesseurs. Mais en procédant ainsi, on s’enlève tout moyen de vérifier la validité de nos conceptions pédagogiques. Le baccalauréat pourrait constituer un garde-fou, il n’en est rien. Enfin, le statut de fonctionnaire empêche de dépasser les échecs éventuellement repérés, car ils seront imputés soit aux ministres, qui ne savent pas ce qui s’est passé sur le terrain, soit aux exécutants, mais jamais aux hauts fonctionnaires qui sont les vrais rédacteurs des textes et dénaturent très souvent les réformes annoncées. Ne croyez pas d’ailleurs que l’existence d’une école dite “privée” compense la lourdeur du secteur public. Le privé “sous contrat” a payé les salaires de ses professeurs de sa liberté. Il suit les mêmes programmes, les mêmes méthodes, les mêmes inspecteurs. Il n’y a plus que des aménagements à la marge. Les écoles confessionnelles sont tombées dans le piège des anticléricaux et n’osent pratiquement plus faire de catéchisme. Quant à exiger que les élèves et les professeurs respectent l’orientation religieuse de l’établissement, n’y pensons même pas. La loi l’interdit quasiment. Le privé hors contrat est marginal, et ne peut que l’être, vu la difficulté de s’aligner financièrement avec une administration très dépensière. Il faut beaucoup d’abnégation pour être libre. Face à des programmes absurdes, il n’y a pas de porte de sortie. À la rigueur, on peut essayer la fenêtre et compter sur la désobéissance des professeurs. Mais c’est un jeu malsain.

Les Français ont la réputation d’être râleurs. De toutes leurs plaintes, certaines sont justifiées, d’autres moins. Pour parler de décadence, il faudrait que la crise soit propre à provoquer un effondrement de civilisation. Or on ne peut pas dire que tout aille mal. Il y a bien des raisons de se réjouir. S’il est difficile de se loger à bon marché, il faut aussi admettre que les logements modernes sont de meilleure qualité et plus confortables. Si l’orthographe a nettement baissé, les élèves ont de nouvelles matières au programme. Les élèves sont plus bavards, mais ils manifestent plus de curiosité et s’expriment plus volontiers. L’argument n’est pas faux. Le déclin n’est jamais uniforme et il existe des mécanismes de compensation. On peut supporter une baisse dans un domaine pour gagner ailleurs, réduire les programmes, pour que les élèves le maîtrisent mieux, ou baisser ses marges pour convaincre de nouveaux clients. Seulement voilà, il y a des seuils de sécurité à ne pas dépasser. Le déclin physique d’un homme commence vers l’âge de 20 ans. Il perd d’abord son agilité. Pendant une ou deux décennies, il peut compenser par l’augmentation de sa force physique (et de son poids), par l’endurance, par sa résistance à la douleur ou par la technique. Mais il arrive un moment où l’arthrite devient insupportable. Il ne sert à rien d’avoir des muscles, si le cœur flanche. On peut avoir un cœur petit, des poumons faibles, un estomac fragile, un cerveau médiocre et être capable de grandes choses. Mais si un seul de ces organes vient à défaillir tout à fait, on est mort. La baisse de l’orthographe est parfaitement supportable, lorsque l’on parle des accords des adjectifs de couleur ou des consonnes doubles. Peut-être même qu’il vaut mieux dispenser les lycéens de l’accord du participe avec avoir, pour leur apprendre à raisonner. Mais lorsque la négligence de la syntaxe produit des textes incompréhensibles ou illogiques, il est vain d’espérer faire une dissertation. Lorsque la lecture est si mal en place, que les enfants remplacent les mots par d’autres qui collent vaguement au contexte, peut-on encore espérer “faire” le programme du collège? Il y a des matières fondamentales, non pas parce qu’elles seraient plus nobles ou plus précieuses que les autres, mais parce qu’elles sont la condition des autres apprentissages. L’histoire est une matière noble, très appréciée des français, très importante si on ne veut pas passer pour un péquenot, mais ce n’est pas une matière fondamentale, parce qu’on peut fort bien être ignare dans ce domaine et se débrouiller honnêtement ailleurs. L’ignorance mathématique paralyse tout un pan des apprentissages, depuis les sciences physiques jusqu’à l’économie la plus élémentaire, sans oublier des matières réputées littéraires, quand on n’est pas capable d’appréhender la moindre chronologie, parce qu’on ne sait pas faire une soustraction. Ce ne sont plus les professeurs de philosophie ou d’histoire qui se plaignent du faible niveau de français, mais ceux de S.V.T. ou de mathématiques. Parfois les concepts les plus simples échappent aux adolescents, parce qu’à quinze ans, ils n’ont toujours pas compris que chaque discipline a son langage propre, qui n’est pas tout à fait celui de la rue. Un jean-foutre de quatrième, parce qu’il n’a pas compris le mot gloussement, ose répliquer à son professeur: “Vous pouvez pas parler français, Monsieur?” Grand moment de solitude! La baisse des Français dans ces fondamentaux est aujourd’hui flagrante. Elle est admise depuis très longtemps en ce qui concerne l’orthographe. Elle s’accentue en calcul, à mesure qu’on s’habitue à la calculatrice et à l’ordinateur. Et si vous n’êtes pas convaincus en voyant votre fille prendre sa calculatrice pour diviser par dix, regardez simplement la baisse des horaires qui sont consacrés au calcul ou les leçons sur la division dans un manuel de CM2. La belle affaire, me direz-vous, plus personne n’a vraiment besoin de calculer à la main! Quand on est à ce niveau, on ne comprend même plus le principe des opérations. On peut effectivement abandonner les additions banque de France, mais pas les algorithmes des quatre opérations. D’une manière générale, la baisse des exigences est évidente. Pendant longtemps elle a été modérée et compensée par l’allongement des études. En sortant du primaire, j’en savais certainement moins que mon grand-oncle au même âge. Je maîtrisais moins bien la calligraphie et le calcul. Mais il s’est arrêté au certificat d’études, tandis que j’ai poursuivi jusqu’en licence. Je peux donc dire que, globalement, ma génération est plus instruite que celle de mes grands-parents. Aujourd’hui, on ne peut plus espérer grappiller plus d’une année ou deux, même en bradant honteusement les diplômes. La durée du cursus n’est plus une variable d’ajustement. Il est déjà trop long pour beaucoup d’élèves. Lorsqu’un élève de sixième n’a clairement pas le niveau, on calcule le temps qu’il lui faudra pour arriver en fin de troisième. Et on le fait passer dans la classe supérieure, en se disant qu’à 16 ans il pourra dégager. Nous savons pertinemment qu’il ne profitera en rien de son collège, qu’il mettra du désordre dans les classes, mais nous le gardons parce que la loi a décidé d’instruire tout le monde de la même façon jusqu’à 16 ans. C’est cela, la réalité des conseils de classe. Quoi que vous fassiez, quelle que soit la bienveillance de vos notations, il y aura toujours des tocards pour rater leurs examens, pour la bonne raison que les élèves ajustent leurs efforts à ce qui leur est demandé. Nous nous habituons à réviser nos ambitions scolaires à la baisse. C’est typiquement ce qui peut changer une crise en décadence. Car l’instruction est le point crucial qui détermine le développement d’une civilisation. L’économie peut souffrir sans grands dommages une crise financière. Elle peut à la rigueur supporter un recul de ses infrastructures industrielles. Tant que la population est instruite et travailleuse, elle peut redécoller. Un allègement de la fiscalité, une simplification des règlements, ou encore la mise en œuvre de nouvelles technologies peuvent y suffire. Mais si la crise touche la transmission même des savoirs et des règles morales, avec qui fera-t-on le travail? L’école ne compense plus la crise de la famille, et vice-versa. Pour l’instant, notre prospérité nous permet surtout de faire croire aux enfants qu’ils doivent faire ce qui leur plaît, que la réussite est un droit et que rien n’a de conséquences. Papa ou maman sera toujours là pour payer. De toute façon je passerai dans la classe supérieure. Et si ça ne marche pas, il y a toujours les allocations! Lorsque l’on est rattrapé par la réalité, il est trop tard.

Pour l’instant, la crise économique reste superficielle, malgré nos 6 millions de chômeurs. Mais la crise morale est bien plus avancée. Cette crise morale, justement, nous a habitués à un chômage de masse, qui nous fait rechercher sans cesse les mêmes solutions cosmétiques, quand nous essayons sans cesse de rejeter la responsabilité sur les autres, ou sur une entité abstraite appelée l’État. La baisse des autorités traditionnelles, que sont les parents, l’Église, la police, le maire, le patron ou que sais-je encore, se traduit avant tout par un transfert des responsabilités. Il faudra en reparler, car la question est grave. Mais, pour faire simple, disons simplement qu’il y a un effet d’écrasement. Les masses qui sont en bas de l’échelle sont de plus en plus déresponsabilisées. Ceux qui sont au sommet ne sont pas plus attaquables qu’autrefois. Mais puisqu’il faut bien que quelqu’un paie, on accable de plus en plus ceux qui sont au milieu. Derrière toute organisation impersonnelle, ce sont bel et bien des individus qui paient, contribuables, travailleurs, parents etc. Cela ne se limite pas à la fiscalité sur les PME. C’est beaucoup plus profond. Qu’un adolescent se blesse parce qu’il a fait l’idiot, on pourra incriminer, au choix, un professeur ou monsieur le maire, ou tout simplement le chauffeur du bus. De plus en plus, vous pouvez être condamné du seul fait de votre statut, pour peu que vous ayez une personne sous vos ordres. Dans les tribunaux, on appelle ça responsabilité sans faute. C’est fait pour défendre les victimes, même si elles ne sont victimes que d’elles-mêmes. Autrement dit, nous demandons de plus en plus à nos chefs, surtout ceux qui sont à notre portée, mais nous les respectons de moins en moins, et nous leur refusons le pouvoir qui leur permettrait d’assumer leurs responsabilités. Nous reprochons à un professeur les désordres dans sa classe mais nous le désavouons s’il punit nos enfants. Un adolescent se montre violent. Le professeur ne fait rien, il est coupable de négligence. Il use de sa force, il est coupable aussi. Il fait un signalement à ses supérieurs, mais rien ne se fait. Alors soit le professeur agit en son âme et conscience, pour tenter de rétablir un minimum de conditions de travail, mais il prend le risque d’être mis à pied. Soit il se contente d’une solution toute formelle et juridique, laisse le chahut s’installer dans la classe et joue à son tour le jeu malsain de la déresponsabilisation. Je parle de l’école, mais on joue la même partition en entreprise, lorsqu’on fait signer aux employés des consignes de sécurité idiotes, au cas où ils tomberaient dans les escaliers.

Quand une crise touche simultanément les nombreux domaines évoqués en introduction, famille, Église, “démocratie”, justice, école, économie etc. il faut en rechercher la cause dans nos idéologies. Avec le temps, une perversion s’introduit naturellement dans les principes politiques les plus nobles. Déceler cette perversion est un exercice difficile. Une erreur d’appréciation nous amènerait, soit à ne pas voir le problème et à s’enfoncer dans un cercle vicieux, soit à rejeter par dépit des principes bons et nécessaires. Prenons pour commencer un exemple qui ne choquera pas trop. Le culte de la force a fait et défait les empires. La mystique guerrière produit des crimes et pourtant il est impossible qu’un État renonce absolument à se défendre. La sécurité d’un pays ne repose pas seulement sur la force brute. Il faut aussi que les politiques assignent des missions raisonnables aux armées, que la puissance militaire soit suffisante pour dissuader un agresseur et assez mesurée pour ne pas trop inquiéter les pays voisins. La cause de nos déboires actuels n’est évidemment pas dans un usage immodéré de la violence, ce n’était qu’un exemple destiné à faire comprendre ma démarche. Car évidemment si je m’attaque aux défaillances profondes de notre prétendue démocratie, je ne peux éviter de faire mal. Mais c’est bien là que se situe le point de contact entre les différentes institutions en crise. L’idée que la démocratie soit une garante suffisante de la justice et du bien politique est consternante de naïveté, mais nous avons besoin de faire aimer notre régime, tout simplement pour qu’il puisse remplir ses missions. La démocratie prend facilement une tournure totalitaire. Je ne parle pas seulement de ces “républiques démocratiques”, où un parti unique se prétend l’interprète légitime de la volonté populaire. C’est vrai aussi dans des pays qui respectent parfaitement les règles juridiques d’un scrutin ouvert, au suffrage universel etc. L’arithmétique du vote est assez curieuse, si on y réfléchit.

51% = 100%
Pire, 51% de 63% égalent 100%!
Un gouvernement ne reçoit pas un blanc-seing de la nation, mais juridiquement la majorité donne tort à la minorité. Le culte de l’État centralisateur est une dérive presque naturelle du principe démocratique. Il écrase le débat, forcément complexe, sous prétexte d’une volonté populaire qui se serait exprimée dans les urnes. Mais qui est pleinement satisfait du vote qu’il a fait? Je vote, à cause d’une partie du programme, pour le programme en bloc. Je vote peut-être plus simplement encore pour celui qui me paraît le moins sectaire, sans qu’aucun ne me satisfasse. Je peux encore voter pour le moins mauvais de ceux qui me paraissent avoir une chance de passer. Et au nom de ce “Oui, mais” le gouvernement se croit investi d’une mission sacrée! Ne demandons pas à la démocratie ce qu’elle ne peut offrir. Et prenons bien garde que l’oppression n’est pas forcément celle d’un tyran et peut tout aussi bien provenir d’une machine anonyme boursouflée de bonnes intentions. Nous réclamons de plus en plus de lois. Parfois, c’est à l’occasion d’un fait divers, dans le feu de l’émotion, parce qu’un violeur récidiviste a tué une fillette. Parfois, c’est de manière plus réfléchie, parce qu’on croit avoir identifié un vide juridique et qu’on part du principe que la loi libère, ou que la loi est juste simplement parce qu’on l’a votée suivant une certaine procédure. Mais l’inflation législative détruit l’idée même de justice, quand les lois sont inapplicables par manque de moyens ou parce qu’on ne peut pas, physiquement, lire tous les textes produits en une année. Notre passion de la justice produit des injustices nouvelles. Les valeurs mêmes qui ont fait la grandeur de notre civilisation pourraient au bout du compte provoquer notre chute, si nous n’y prenons garde. Même les citoyens les plus sincères peuvent laisser les grands principes se dénaturer. Les idéaux abstraits cachent des actions contradictoires. La liberté, qui fait le progrès et la prospérité, qui fait même la grandeur morale de l’homme, légitime aussi ses imprudences et peut le rendre désespérément seul. Elle peut détruire les autorités nécessaires (parents, loi) et se teinte d’hypocrisie, lorsque je refuse aux autres la liberté que je réclame pour moi-même. L’égalité, principe fondamental de la justice, se dénature au point de n’être plus que le pillage de tous par tous, surtout quand elle revient à nier purement et simplement les contraintes de la nature. La fraternité se pervertit, lorsque je demande à mon frère, au nom de la solidarité, d’assumer mes propres erreurs. Je n’aime pas les manifestations, car elles obscurcissent l’esprit et transforment les idées les plus belles en slogans stupides.

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