Le noyé

J’ai l’impression parfois de revenir du fond de l’Océan,
Comme un noyé oublié, abandonné jadis par les marins inquiets.
La tempête, cette nuit-là, nous avait retourné les esprits et les embarcations.


Mes compagnons avaient choisi de fuir, plutôt que secourir un compagnon tombé.
Comment leur en vouloir?
Ils avaient des épouses, et des enfants aussi, qui attendaient au port.
C’était trop leur demander que de se jeter à l’eau.
L’un avait protesté, l’autre maudit ma folie.
L’un jetait sur son épaule des regards fugitifs,
Tandis que l’autre me refusait obstinément un regard en arrière.
Le plus jeune avait pleuré.
Qui fut le plus fidèle? Qui le moins infidèle?
Mon corps est descendu, lesté de ses malheurs.
Ma bouche fatiguée s’est ouverte à contretemps.
Mes poumons se sont emplis de l’eau amère.
La moindre de mes fibres brûlait de l’intérieur.
Ma cervelle bouillait, éclatait.
Mon cœur se figeait.
J’avais les yeux ouverts, autant qu’il m’en souvienne.
J’ai vu les noyés sans nom.
J’ai vu les galions engloutis.
J’ai vu les couronnes des princes
Et les butins sonores des conquérants cruels.
J’ai vu les suaires des dames,
Et les voiles des putains, qu’un courant fait glisser.
J’ai vu le rictus des pirates,
Et le sourire doux d’une amoureuse abandonnée.
J’ai vu l’encre des poulpes,
Et les cœurs bien plus noirs des poëtes maudits.
J’ai vu les grands récifs, qui croissent, durs et tranchants,
Sur les épaves meurtries des grands monstres d’acier.
J’ai vu les nefs fragiles brisées sur ces récifs.
J’ai vu le cachalot combattre le kraken,
Et les lueurs blafardes des monstres abyssaux,
Pleins de dents et d’épines, mangeurs ultimes des déchets de la mer.
J’ai vu le foisonnement des poissons carnassiers
Et la vie qui renaît sur les aspérités.

Fantôme noir souillé, étranger en ma terre,
J’exhale sur la grève une chanson funèbre.
Et l’eau de treize mers coule de mes yeux vagues.

Allez dire à ma femme, en haut de la falaise,
Celle qui, d’un air triste, observe et prend patience,
Que je l’aime toujours, et qu’elle se souvienne.

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