La logique du don

« C’est l’intention qui compte. »

Les proverbes sont souvent idiots. Du moins, ils tournent aisément à l’idiotie. Ils ne sont vrais que d’un certain point de vue, point de vue que l’on omet de préciser. C’est justement leur but: la formule percutante nous dispense de réfléchir.

En l’occurrence, seul le récipiendaire du don peut légitimement prononcer: « C’est l’intention qui compte. » Nous le disons par indulgence, lorsqu’un cadeau ne correspond pas à nos attentes. Le don lui-même est considéré comme plus important que l’objet reçu ou offert. C’est la relation qui a le plus de valeur. Le don est là pour attester de la force et de la sincérité de la relation. C’est pourquoi le don est volontiers luxueux.L’échange de choses utiles est médiocre pour créer un lien. Si je donne un cadeau à Noël, ce n’est pas pour recevoir en échange la première écharpe venue. J’aurais tout aussi bien pu me la payer moi-même. L’écharpe tricotée avec amour et patience est un vrai cadeau, malgré ses éventuels défauts. Je n’ai que faire des cadeaux utiles!

Mais que dire d’un ami qui ne se soucierait pas de mon plaisir? Comment serais-je crédible si je n’essayais pas de connaître les goûts de ceux que j’aime?

Je peux me tromper. Mais je ne mériterai aucune indulgence, si je me montre négligent.

Lorsqu’il s’agit d’aumône ou de charité, il convient d’être encore plus vigilant. Ce n’est pas que l’indulgence soit plus difficile à obtenir, au contraire, « à cheval donné on ne regarde pas les yeux » (encore un proverbe). Beaucoup d’ONG gaspillent sans le savoir, parce qu’il y aura toujours des gens pour recevoir ce qui est gratuit. J’ai souvenir d’un petit projet de fours solaires en Afrique. Les gens les ont acceptés… pour les utiliser comme coffres et ranger des babioles.

On ne donne pas aux pauvres pour se faire bien voir. L’exemple ci-dessus peut faire sourire. Il y en a d’autres qui ne sont pas amusants du tout. Prenons des choses courantes. Les pays africains ont des besoins importants en matière de santé. C’est entendu. Alors on y va de sa petite collecte, à la paroisse ou au lycée. Chacun apporte ses médicaments non consommés, on les met dans un carton, on se cotise pour payer l’expédition. Et que croyez-vous qu’il se passe à l’arrivée? Dans le meilleur des cas, le destinataire jette les trois quarts des produits. Certains sont périmés, certains ne correspondent à aucune pathologie dans la population visée. Que dire des remèdes pour l’obésité? Beaucoup de médicaments ne sont utilisables que sur ordonnance. Alors si le destinataire est scrupuleux, il brûle ce qu’il ne peut pas utiliser, pour éviter que les médicaments ne soient revendus et n’aillent empoisonner quelqu’un.

Pour les founitures scolaires, on voit des choses curieuses. Les cahiers à cases venus du Japon ne seront tout simplement pas distribués à des enfants qui apprennent en français. Comment distribuer les petits accessoires un peu ridicules dont les enfants sont si friands, les trousses marquées du dernier Disney, les taille-crayons fragiles en plastique multicolore ou les stylos aux couleurs improbables? C’est toujours utisable, mais il va falloir gérer les jalousies, les petites querelles et la casse. Car ces fournitures bas de gamme sont les petits luxes d’une société qui peut se permettre de gaspiller des outils. Les élèves africains ont besoin de cahiers Séyès, de taille-crayons en métal et de compas à crémaillère. Nos rebus ne correspondent pas bien à leurs besoins.

Les dons permettent aux donateurs de se montrer sous un beau jour, mais ne rendent pas toujours meilleurs ceux qui les reçoivent. J’ai été obligé un jour de renvoyer un élève à cause d’une distribution de chaussures. Souvenir bien triste. On nous avait offert un lot de chaussures d’occasion, de diverses tailles et de divers modèles, un lot assez disparate que nous n’avions pas demandé. Il y avait plusieurs dizaines de paires, de quoi en proposer à presque tous les garçons de l’école. Il se trouve que mon zozo avait été pénible, il a donc été servi en dernier. Il n’y en avait plus à sa taille quand son tour est venu. N’ayant rien eu, il a tenté de racketter un camarade, puis s’est fâché et a rameuté des amis pour caillasser l’école. Si rien du tout n’avait été distribué, la vie se serait poursuivie tranquillement. Il n’aurait pas manifesté de cupidité particulière et n’aurait probablement ressenti aucun manque douloureux. Les jeunes n’avaient rien fait pour mériter ces chaussures. C’était un don, voilà tout. Mais on est jaloux de voir que les autres reçoivent.

La générosité, c’est bien. Avec de la jugeote, c’est mieux. La générosité ne nous dispense pas du calcul d’efficacité. Les collectes de fonds ne sont pas destinées à offfrir des vacances exotiques à de gentils adolescents. C’est grave et peut-être malhonnête que de dépenser l’essentiel des dons dans les billets d’avion, pour leur permettre d’offrir un service douteux. Quant à la formation morale de nos jeunes, elle pourrait s’accompagner du sens du concret. Ils gagneraient beaucoup à travailler six mois de plus et à apprendre en outre l’humilité et la patience. Les villages africains ne sont pas des zoos ou des bobos bien-pensants doivent accomplir un service rituel, au milieu d’une semaine de tourisme.

J’irai même plus loin, l’exigence d’efficacité est une part, une part parmi d’autres bien sûr, mais une part essentielle de la moralité du projet.

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