Langage juridique ou langage scientifique ?

Article précédemment publié sur Contrepoints

Le droit et les sciences ont des habitudes de langage qui prêtent facilement à confusion. Les conséquences peuvent être lourdes quand le grand public s’empare de leurs conclusions.

La fameuse loi de l’offre et de la demande n’a été promulguée par aucun État. Il s’agit, dans l’esprit d’Adam Smith, qui l’a formulée, d’une loi immuable de l’ordre social, comparable à une loi de la nature. Elle n’est pas issue de la volonté d’un législateur, c’est l’expression d’un phénomène universel. En cela, elle n’est ni bonne ni mauvaise en soi, elle est.

Cette loi nous dit que lorsque l’offre se raréfie, les prix augmentent. Lorsque les prix sont élevés dans un marché libre, l’offre va avoir tendance à augmenter, jusqu’à finir par faire baisser les prix et ainsi de suite, jusqu’à la formation d’un prix d’équilibre. On peut expliquer cette loi ainsi : les hommes cherchent prioritairement à satisfaire leurs intérêts égoïstes. Ils chercheront autant que possible à obtenir le maximum de satisfaction pour un minimum d’efforts. Les acheteurs et les vendeurs ont des intérêts opposés. Ils sont donc en négociation permanente, chacun devant ajuster ses prétentions à ce que l’ensemble des gens en face de lui sont prêts à accepter. Il n’y a là aucune approbation ou désapprobation, juste un constat. A. Smith est en fait très attaché au bien commun, mais il observe d’abord comment les choses fonctionnent avant de mettre en avant ce qu’il souhaiterait. Énoncer cette vérité sur la motivation des gens n’est pas autre chose que de constater l’instinct de survie.

La loi de l’offre et de la demande ne peut en aucun cas être abolie. Elle n’est que la description d’une force fondamentale de l’économie. Et cette force n’est rien d’autre que l’agglomération spontanée des décisions individuelles. Ce n’est rien de moins que la force de la foule. Techniquement on peut s’opposer à la force de l’offre et de la demande, tout comme on peut s’arracher à l’attraction terrestre. Mais cela suppose d’appliquer en sens inverse une force au moins aussi grande. Pour envoyer un satellite en orbite il faut une quantité de propergol liquide d’environ cent fois le poids du satellite, un peu plus un peu moins selon le modèle de lanceur, le type d’orbite et la position géographique de la base de lancement. Mais c’est l’ordre de grandeur. Je vous laisse estimer la force sociale qu’il faut pour compenser l’instinct de survie de la foule. On peut à la rigueur la réorienter légèrement, la fractionner un peu, mais l’arrêter est utopique. Attention à ceux qui sont coincés contre les parois ! La loi de l’offre et de la demande s’appliquait avec la même rigueur impersonnelle dans l’URSS de Staline et dans les USA des années folles. L’URSS a cru pouvoir la vaincre. Rapidement, il est apparu qu’on ne pouvait pas lutter contre elle sans appliquer la force du goulag et du KGB. Puis à un moment le tissu social a craqué.

À l’inverse le langage juridique a des affirmations surprenantes : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Ce n’est pas un constat. C’est une loi, promulguée celle-là.

« Les hommes naissent libres. » Curieux ! Un bébé est l’être le moins libre qui soit. Le bébé humain est le plus dépendant des petits mammifères, à l’exception des marsupiaux. Mais les marsupiaux grandissent plus vite. Si un petit crocodile pouvait parler, il se moquerait bien de la vulnérabilité d’un petit d’homme !

Du côté de l’égalité, le tableau n’est pas meilleur. Biologiquement, les hommes sont tout sauf égaux. Si je fais un constat sur la nature, ma première conclusion sera la diversité. J’avais un professeur de géographie, pas le plus inspirant, qui commençait toutes ses analyses par le constat d’une répartition inégale. Les hommes sont inégalement répartis, les richesses sont inégalement réparties et ainsi de suite. L’égalité n’est pas une réalité, mais une construction sociale et juridique, ou mieux une fiction utile pour établir les principes généraux du droit.

Si je dis que les hommes naissent libres, c’est une manière de faire comprendre qu’il n’y a pas d’autre critère pour être libre que d’être un homme. On est libre a priori. On n’a pas à conquérir ou à mériter sa liberté. Il n’y a pas d’examen à passer pour gagner sa liberté. Bien plus, cela signifie que je vais considérer les hommes comme libres pour tout ce qui touche à la vie publique. Je me fiche bien de savoir s’ils sont déterminés par leurs préjugés de classe, s’ils sont le jouet de leurs passions ou s’ils ont des addictions quelconques qui les emprisonnent. Par rapport à l’autorité politique, je ferai comme s’ils étaient libres. Plus exactement, c’est ce qui est expliqué dans les autres articles de la Déclaration, la liberté est la situation dans laquelle on se trouve par défaut, lorsque la loi ne dit rien de précis.

Dire que les hommes sont égaux en droits ne signifie pas qu’ils obtiendront le même salaire ou qu’ils auront le même bonheur. Cela signifie seulement qu’on ne tiendra pas compte de leurs personnes pour les juger, mais seulement des critères définis dans la loi. Supposons que j’aie besoin de quelqu’un de très fort pour un emploi. Nous pouvons fort bien établir un principe juridique disant qu’hommes et femmes sont égaux pour cet emploi. Je sais bien que statistiquement les hommes sont plus costauds que les femmes. Mais je sais aussi que les courbes se coupent et que je ne peux pas être sûr à cent pour cent que la femme qui se présente sera plus faibles que mes candidats hommes. À cause de cette incertitude, je vais faire comme si le sexe n’avait pas d’importance et je vais m’interdire d’utiliser ce critère comme une approximation de la force physique. Je testerai la force physique des candidats directement. Si j’ai suffisamment de postes à pourvoir et si j’ai suffisamment de candidats, il est très probable que j’aurais une très large majorité d’hommes parmi mes travailleurs de force. Mais je n’aurai pas tenu compte de leur sexe au moment de la sélection. J’aurai organisé une simple épreuve d’haltérophilie. La parité impliquerait nécessairement une baisse de niveau sensible sur mon critère principal de la force physique.

Un peu de grammaire, ça ne fait pas de mal. La loi des parlements ordonne à l’indicatif. Elle ne dit pas réellement ce qui est, mais ce qui doit être. Elle exprime les décisions des législateurs comme s’il s’agissait d’évidences. Elle s’exprime à la manière d’un maître de maison qui dit de façon froide et impersonnelle : « Le dîner est à 8 heures. » Il ne dit pas : « Je veux dîner à 8 heures. » Pour éviter des discussions inutiles, il présente l’horaire non pas comme le fruit de sa volonté, mais comme l’ordre normal des choses. C’est évidemment une fiction, mais une fiction utile qui maintient un sain équilibre au sein de la famille.

On voit bien ici à quel point les social justice warriors se méprennent quand ils traquent les injustices dans les statistiques de revenus. Si les revenus sont un tant soit peu corrélés au talent ou à l’utilité, il ne peut pas y avoir d’égalité.

Mais me direz-vous, le talent et l’utilité justifient peut-être des écarts de l’ordre de 50% ou même de 200%. Justifient-ils des salaires mille ou dix mille fois supérieurs à d’autres ? Vous ignorez, répondrai-je, à quel point la division du travail est efficace et à quel point la créativité est sélective.

Oui, il est possible, à l’heure de la machine et plus encore à l’heure de l’informatique et de la robotique, qu’un homme seul fournisse un service à des millions, voire des dizaines de millions de personnes d’un coup. Et pas des petits services, je ne parle pas des cinq minutes que dure une vidéo populaire sur YouTube. Le smartphone, inventé il y a quoi, dix ans, il s’en est déjà vendu plusieurs milliards d’exemplaires. Les décisions du PDG de Total vont affecter des centaines de millions de consommateurs, sur toute la planète. Il est payé à hauteur de ses responsabilités. Bien sûr, les montants atteignent des niveaux démesurés. Bien sûr, ces sommes pourraient être utilisées pour alléger bien des souffrances. Mais en eux-mêmes, ces chiffres ne constituent pas la preuve de la moindre injustice. Qu’on me parle de charité, qu’on me parle de tempérance, je le veux bien, je l’encourage même. Mais pour me parler de justice, il faudra d’autres arguments que les statistiques.

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