Le clonage reproductif humain

Me voilà bien gêné pour démarrer cet article. Je me vois dans l’obligation de présenter mes excuses aux lecteurs, tant le sujet paraît rebattu – un comble pour une rubrique d’anticipation ! Que tous ceux qui pensent tout savoir et pour qui tout débat est d’ores et déjà plié passent aussitôt à l’article suivant. Pour les autres, nous nous efforcerons de laisser de côté tant la fascination béate pour le progrès que les considérations idéologiques ou théologiques et nous examinerons la question du clonage reproductif de façon aussi pragmatique que possible. Partons du principe que le clonage est possible. Les problèmes de mise au point sont dépassés, les clones naissent jeunes comme prévu et les risques d’échec ont été réduits à un niveau qui permette d’envisager la commercialisation du procédé. La technique est sans danger particulier pour la mère porteuse (du moins d’un point de vue physiologique) et l’on maîtrise suffisamment l’analyse génétique pour savoir ce que l’on offre au client.

La première question qui se pose, naturellement, c’est : à quoi ça sert ? Qui va être demandeur d’un clonage et surtout dans quel but ? Sans réponse à cette question, pas moyen de prévoir les éventuelles conséquences, donc pas moyen de formuler un jugement moral valable. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

Ca demande ici un certain effort d’imagination, car, après tout, reproduire un humain à l’identique peut sembler superflu. Qu’ai-je besoin de déployer tant d’efforts pour obtenir ce qui existe déjà ? Quelle est la valeur ajoutée par rapport à une procréation naturelle ? A la vérité, on peut tout de même distinguer plusieurs marchés porteurs.

Je laisse de côté, délibérément, l’hypothèse selon laquelle un Etat totalitaire s’emparerait de la technique pour pratiquer une politique d’eugénisme. Certes, ce n’est pas une supposition grotesque et les nazis ont encore des émules. Mais leur audience reste assez modeste pour qu’on ne les craigne pas à moyen terme. Le clonage seul serait d’ailleurs absurde dans une politique d’amélioration de la race, à supposer que celle-ci soit acceptable. La perte d’adaptabilité de la population serait un inconvénient largement supérieur à tous les avantages escomptés. Il faudra beaucoup de crises graves pour en arriver à de telles extrémités. Bref « l’attaque des clones » n’est pas pour tout de suite. On aura bien d’autres soucis à régler avant. Il est beaucoup plus vraisemblable, en Occident du moins, que le clonage entre par une porte libérale et que les premiers clients soient de simples particuliers qui en prennent eux-mêmes l’initiative.

La première raison qui pourrait pousser des couples à demander un clonage est le désir compréhensible de faire revivre un être cher. La souffrance de perdre un enfant est tellement forte. Comment s’opposer à une mère qui pleure ? On investit tellement psychologiquement dans ses enfants ! En réalité le marché existe déjà. Offrir à la mère le même enfant pour effacer sa douleur ferait la fierté de nombreux médecins. Dans le même ordre d’idée, on peut penser à faire revivre un conjoint dans son enfant. On le clone pour ne pas le perdre tout à fait. Là encore, c’est déjà ainsi que beaucoup de femmes supportent la disparition d’un mari mort à la guerre. Etre enceinte de lui permet de se dire que malgré tout la vie continue. On peut aussi, plus simplement encore, se cloner soi-même pour se donner l’impression de se survivre à soi-même. Pour de tels objectifs, l’investissement financier n’a pas d’autre limite que la richesse du client. Quel que soit le coût de la technique, on trouvera des gens pour la réclamer.

Peu importe d’ailleurs que cette demande repose sur une illusion. On sait bien que fondamentalement le clone n’aura ni les mêmes goûts, ni les mêmes qualités, ni la même histoire que celui dont il partage les gènes. Bref il sera un être différent, car il n’aura pas eu la même éducation, il n’aura pas vu les mêmes films, écouté les mêmes musiques ni subi les mêmes personnes. Tout son environnement aura été autre. A l’extrême, le simple fait d’être conçu comme la copie d’un autre suffit à créer une différence par rapport au modèle, qui, lui, n’a pas eu à supporter ce poids et est né d’une rencontre hasardeuse entre deux parents véritables. Malgré toutes ces différences fondamentales entre le clone et son modèle, une des premières motivations pour se faire cloner sera le rêve d’éternité. Ce fantasme en lui-même jette évidemment un voile de suspicion sur la méthode.

Le deuxième marché concernera sans doute des personnalités. Cible : les fans de tous les peoples, comme on dit si joliment aujourd’hui dans les journaux qui ont cessé d’informer. Au fond, le problème n’est pas très différent du précédent. On est cette fois dans une idolâtrie affligeante – ou drôle tant elle est crétine. Oui, j’admets que je suis cruel de critiquer d’avance des crétins qui ne se sont pas encore révélés. C’est un peu facile, d’accord. Mais je vous fiche mon billet que ça existera un jour. Et j’ai du mal à ressentir de la pitié… J’imagine bien des clones de Lady Di élevés au ketchup et au beurre de cacahuètes ou des clones de Konstantin Novoselov (Nobel de physique 2010) éduqués dans une école publique du Middle-West. La roche Tarpéienne est proche du Capitole. Je ricane… Ce serait sans doute un peu plus sérieux en ce qui concerne les sportifs, pour autant que le bon patrimoine génétique soit associé à un entraînement sérieux.

Quoi qu’il en soit, le simple fait d’être issu des fantasmes de ses procréateurs constitue un risque énorme dans l’éducation des petits clones. On le sait, il est déjà bien assez dur pour un enfant ordinaire de devoir porter les espoirs déçus de ses parents. C’est toujours le même désir malsain de vouloir réaliser dans sa descendance ce que l’on n’a pas réussi dans sa propre vie. Le clonage en lui-même ne change pas fondamentalement la donne, il ne crée pas le problème mais il aggrave une tendance naturelle.

J’entends d’ici une objection : mais ce n’est pas forcément le cas de tous ceux qui le pratiquent. Réfléchissons deux minutes : quel est l’avantage comparatif du clonage si finalement on accepte de prendre l’enfant comme il vient ? A ce compte, autant se contenter d’une simple FIV ou encore mieux d’une procréation par les voies naturelles, qui offre au moins un moment de plaisir. Pour des couples ordinaires, soit cela permet d’accroître le contrôle, soit c’est inutile et dispendieux.

On pourrait penser alors que ça intéressera les couples homosexuels, puisque la procréation ordinaire ne les concerne pas, a priori. En fait c’est plus compliqué que cela car on peut fort bien imaginer qu’ils fassent l’effort, pour avoir une descendance, de se rapprocher au moins une fois dans leur vie de l’autre sexe. L’idée que les homosexuels puissent se marier est d’ailleurs très nouvelle. Beaucoup de peuples ont toléré l’homosexualité, certains en ont même fait l’éloge. Dans certains rites initiatiques, c’était un passage obligé. Mais jamais ça ne dispensait d’un mariage hétérosexuel, car la pédérastie n’a jamais assuré une lignée. Qu’un Athénien du 4ème s. av. J-C parcoure les palestres à la recherche d’éphèbes, ça ne pose pas de problèmes particuliers, mais il doit quand même se marier pour transmettre l’héritage et le culte familial. L’homosexualité pour le plaisir ou l’amour, soit. Mais pour avoir des enfants… c’était plus compliqué. Mais admettons que la réalité ait changé et que l’on ait un « droit » fondamental à avoir des enfants (ce qui reste à prouver, il n’est pas certain que le désir d’enfants ouvre des droits ipso facto). Rien n’oblige pour autant à ce que l’homoparentalité passe par le clonage. J’en reviens à ce que l’on a dit précédemment, il existe d’autres méthodes plus simples sur le marché.

En revanche, la tentation est grande d’utiliser cette méthode pour évacuer l’autre sexe et se replier sur soi. Je précise que, dans un premier temps du moins, c’est la paternité qu’on voudra éluder. Naturellement, le clonage ne dispense pas d’une matrice pour la gestation. Un utérus artificiel serait d’un niveau de technicité encore bien plus élevé et nous n’allons pas en tenir compte aujourd’hui. Le clonage pourrait être employé, par des lesbiennes ou des féministes farouchement individualistes, afin de se débarrasser de l’oppression masculine. Si on examine un petit peu ce que certaines bitophobes écrivent, ça n’a rien de loufoque. Certaines utopistes ont déjà évoqué la possibilité de mettre la testostérone au rancard. Après tout, arguent-elles, il est statistiquement établi que les hommes sont plus violents que les femmes et que les criminels sont dans leur immense majorité des hommes. Et je ne vous ferai pas l’affront d’évoquer l’actualité judiciaire et politique ! Pour ma part et en raison même de ce que je suis, je ne peux pas supporter un tel rejet. Allons-nous finalement nous diriger vers une oppression amazone, reflet inversé de la phallocratie d’autrefois ? Mais bon, c’est une perspective assez peu probable et de toute façon éloignée. De tels comportements resteront sûrement marginaux et je ne doute pas que de saines réactions auront lieu. Finalement, la plupart des filles nous aiment bien, quant aux peaux de vache, tant pis pour elles ! Je ne pense pas que les ultra-féministes soient un jour capables d’imposer leurs modèles.

Dès lors on peut penser que si ces dames veulent faire un bébé toutes seules, comme dit la chanson, c’est leur problème, et que si elles veulent se créer des difficultés à courir entre les biberons et le boulot, ça ne concerne personne d’autre. Mais c’est une erreur. On s’imagine que la sexualité est une affaire strictement privée car c’est ce qui est intime par excellence. Pourtant, dès lors que l’acte sexuel ouvre sur la procréation, il concerne bien d’autres personnes que les adultes consentants. En premier lieu, il concerne l’enfant. On ne lui demande pas son avis, évidemment, mais pour lui la copulation de ses parents est l’événement le plus important qui soit. Ensuite, il concerne la société dans son ensemble, puisque ça implique un nouveau membre, à qui il faudra trouver une place, dont il faudra s’occuper, à qui on va accorder des droits et dont on va exiger l’accomplissement d’un certain nombre de devoirs. C’est pourquoi, contrairement à d’autres formes de contrats, un mariage n’est pas un acte strictement privé. On publie les bans, il y a des témoins, ça se fait devant un officier qui représente la force publique. Le mariage est à la jonction du privé et du public, de l’intime et du social, pour la simple raison que la naissance ouvre à l’altérité. C’est un peu pour les mêmes raisons qu’il y a un interdit de l’inceste dans pratiquement toutes les cultures (les exceptions sont très rares et ne constituent pas des modèles de société, il s’agit notamment des mariages royaux en Egypte et ceux-ci visaient à souligner la nature exceptionnelle de Pharaon). Il serait dramatique et extrêmement néfaste pour le tissu social que le clonage soit utilisé comme moyen de refuser l’altérité. Ce serait l’inceste suprême. Peut-être pensera-t-on que j’exagère la gravité du désir narcissique dans l’affaire, mais j’en reviens toujours à la même question : si ce n’est pas pour ça, à quoi ça sert ?

Jusque-là nous avons examiné le problème sous l’angle de la procréation, comme si l’intérêt principal du clonage était de contrôler la qualité génétique des nouvelles générations. Au demeurant, il est très difficile de savoir à l’avance quel sera l’usage prépondérant.

Il reste encore des usages où le clone n’est pas produit pour lui-même mais en faveur d’une autre personne. J’en profite pour signaler que dans cette hypothèse, la définition d’une « personne » va poser quelques difficultés, tant sur le plan éthique que sur le plan juridique. Dans cette perspective, retenons, si vous le voulez bien, trois scénarios principaux. Il se peut qu’il y en ait d’autres que mon manque d’imagination ne me permet pas d’entrevoir. Si tel est le cas, je ne doute pas que de sagaces lecteurs le signaleront. Le premier scénario est celui de la réserve d’organes, le second celui d’une main d’œuvre standardisée, le troisième celui de l’échantillon témoin pour les expériences scientifiques. Les trois hypothèses posent des problèmes éthiques analogues.

L’idée de clones pour constituer une banque d’organes est un poncif de la science-fiction. En général, ça concerne un ignoble tyran prêt à sacrifier les autres pour satisfaire sa soif d’immortalité – toujours la crainte de mourir qu’on avait vue plus haut. Il faut reconnaître d’abord que ça demande beaucoup de ressources. Entretenir des corps complets juste pour prélever quelques organes serait dispendieux : très utile pour l’intéressé, bien sûr, mais ça engloutirait des ressources collossales. Cela doublerait, triplerait, décuplerait les besoins alimentaires des privilégiés qui s’offriraient cette sécurité. Mais le principal problème, naturellement serait le sens même de la vie des clones. S’ils sont réellement des copies conformes, s’ils ont un encéphale et s’ils sont dotés de conscience, au nom de quoi leur refuserait-on une existence autonome ? Et même si on avait le cynisme de constituer une sous-humanité au profit de quelques-uns, comment maintiendrait-on la soumission des autres ? Car après tout ils pourraient très logiquement se dire qu’ils valent autant que leur modèle, et même plus, ayant pour eux l’avantage de la fraîcheur. Il leur serait facile d’arguer du coût d’entretien d’une vieille machine alors qu’un échange standard serait beaucoup plus simple ! Pour maintenir la possibilité de cette banque d’organes, il faudrait que les clones ne soient pas de vraies personnes. Va-t-on les décérébrer dès la naissance ? Va-t-on les parquer dans des fermes spécialisées, sans éducation, pour maintenir leurs seules capacités physiologiques ? Ce serait cauchemardesque.

L’idée d’une main d’œuvre standardisée ne pose pas de problèmes bien différents. Version moderne de l’esclavage, elle pose les mêmes questions morales et pratiques que le point précédent, avec juste une petite difficulté supplémentaire : on ne peut pas les décérébrer totalement. En effet si les clones n’ont pas les capacités intellectuelles d’un être humain normal, quel avantage leur resterait-il par rapport à des robots ? S’ils ont ces capacités, pourquoi et comment les maintenir dans le rôle qu’on leur a assigné ? Il y a contradiction.

Le dernier usage que je vois, l’usage scientifique, me paraît le plus redoutable, car il peut offrir un avantage réel à la société. Est-il pour autant acceptable ? C’est ce que l’on va voir. La recherche expérimentale butte toujours sur l’isolement des facteurs qui contribuent à un phénomène. Tout raisonnement sur le réel est d’une manière ou d’une autre un raisonnement ceteris paribus (toutes choses égales par ailleurs). On fait comme si rien d’autre que ce que l’on étudie n’intervenait dans le phénomène, bien qu’on sache que ce n’est pas vrai. En biologie ou dans les sciences sociales, comme on travaille sur des systèmes complexes où tous les organes sont interdépendants, il est extrêmement difficile d’attribuer un résultat à une cause précise. Les expériences sont fort peu reproductibles car les organismes ne métabolisent pas les substances de la même manière et que beaucoup d’événements fortuits peuvent infléchir les réactions. C’est pourquoi, faute de mieux, on procède à de longues et coûteuses statistiques, afin d’essayer d’éliminer les résultas dus au hasard. Force est de constater la lourdeur et la fragilité de ces méthodes. Disposer d’êtres rigoureusement identiques permettrait d’avoir des échantillons témoins beaucoup plus fiables. Les résultats d’expériences deviendraient comparables. On pense bien sûr à la médecine. Ca faciliterait naturellement les premières phases d’étude d’un médicament, mais pas les dernières, car les médicaments sont destinés à une population variée. Au demeurant on utilise déjà le clonage sur des animaux. L’usage de clones humains serait scientifiquement plus pertinent, car il éviterait bien des extrapolations hasardeuses. Il faciliterait donc le travail des laboratoires, mais pas forcément dans des proportions qui justifieraient même de loin une telle entorse au respect de la vie humaine. Sacrifier un petit nombre au profit de la majorité est parfois une nécessité, mais c’est un raisonnement dangereux.

C’est surtout dans les sciences sociales que la tentation d’utiliser le clonage pourrait être la plus forte. En effet, il faut bien reconnaître que pour l’instant on patauge. Je ne nie pas l’intérêt de ces disciplines, ni la valeur des chercheurs. Mais la sociologie ou l’anthropologie buttent invariablement sur la question des preuves et surtout sur la mesure des phénomènes. Il est affligeant aujourd’hui de voir les sociologues s’échiner à grands coups de sondages à enfoncer des portes ouvertes et à mettre des chiffres douteux sur ce que les poètes et les romanciers ont senti depuis toujours. A quoi rime-t-il de « démontrer » l’efficacité des métaphores pour influencer les gens ? Il est désolant de voir à quel point les chercheurs en « sciences de l’éducation » sont obligés de faire des pondérations sociologiques pour pouvoir analyser les résultats aux examens et évaluer l’efficacité des lycées. Au bout du compte tout est faux. On ne sait pas vraiment ce qu’on mesure, les données de départ sont floues et incomplètes et on tente de rectifier le tir d’après ce qu’on suppose être l’influence du milieu social. Comme le dit Audiard : « Le langage des chiffres a ceci de commun avec les langage des fleurs, c’est qu’on lui fait dire ce qu’on veut. Pour ma part, je préfère le langage des hommes. » En économie, c’est encore pire, car l’argent se compte et naturellement on imagine mal de réfléchir au-delà des chiffres. Le clonage permettrait alors d’envisager de vraies procédures expérimentales. On pourrait mettre dix vrais jumeaux devant dix professeurs testant des méthodes différentes et mesurer précisément les résultats. L’idée serait assez séduisante. Cependant, ça pose des difficultés. D’abord il serait assez ignoble de faire naître des êtres humains dans le seul but d’avoir des cobayes. En effet, il ne faudrait pas qu’ils aient un autre rôle. Qu’on les laisse avoir une vie normale par ailleurs et l’avantage pour la science serait perdu. Il suffit d’un rien, une rencontre fortuite, pour changer le comportement d’un homme. Imaginez deux secondes qu’un des clones tombe amoureux. C’est tout le programme qui est remis en cause ! Allez faire une dissertation quand vous avez l’image d’une belle femme dans la tête ! Je ne parlerai même pas du coût financier des programmes. Elever des souris qui pèsent de 20 à 50g, qui atteignent leur maturité sexuelle à 4 ou 5 semaines et ont des portées d’une dizaine de petits ne pose pas de problème. Elever en grand nombre des êtres humains est une autre paire de manches. N’oublions pas non plus qu’il faut toujours des ventres pour produire des bébés et qu’il faudra convaincre des femmes de porter un bébé pendant neuf mois dans le seul but de l’abandonner aux mains du savant ! Quant à l’utilisation des connaissances ainsi obtenues, elle risque d’être décevante, car bien sûr la société n’est pas un laboratoire. Il y aura toujours un décalage entre la science fondamentale et les applications pratiques. Au vu des ressources nécessaires, sacrifier des êtres humains pourrait n’offrir qu’un avantage comparatif médiocre voire quasi nul. Tant qu’à faire de commettre des actes ignobles, autant s’assurer qu’ils servent à quelque chose. On ne se lance pas dans une guerre sans un minimum de chances de victoire.

Nous avons vu d’assez bonnes raisons de nous méfier du clonage. Je manque peut-être d’imagination mais je ne vois guère d’usage pleinement légitime d’un clonage reproductif. (J’entends par là tout clonage complet d’un être humain doté de conscience. Si l’on produisait des organes directement, sans faire un être complet, la question ne se poserait pas dans les mêmes termes. On pratique déjà couramment la culture de peau sans qu’on y voie autre chose que des raisons de se réjouir.) A ce stade-là de la réflexion, il apparaît que le rapport coûts/bénéfices du clonage, tant comme méthode de procréation que pour d’autres usages, risque d’être très mauvais en termes réels. Est-ce à dire que la méthode va être abandonnée d’elle-même ? Non, car comme on l’a déjà vu les représentations peuvent être très puissantes.

Au-delà des désirs narcissiques des uns et des autres ou de la volonté de puissance, les diverses techniques de contrôle génétique, en particulier le clonage, pourraient bien être le fruit de la pression sociale. Dans une civilisation où l’accomplissement de soi semble le principal enjeu, est-il socialement acceptable pour une mère de donner naissance à un enfant handicapé ? La réponse est clairement non. Le dépistage prénatal est devenu une quasi-obligation depuis plusieurs années pour un grand nombre de maladies génétiques, en premier lieu la trisomie 21. Pourtant le dépistage a des effets regrettables car il fait perdre plus d’embryons sains qu’il n’évite de trisomies. Et surtout, la seule solution envisagée en cas de résultat positif est l’avortement du bébé trisomique. Quoi que l’on pense de l’avortement ou de la trisomie, ça pose un problème grave. Car il n’y a pas de raison de s’arrêter aux trisomiques. Des tas de maladies génétiques seront tôt ou tard bannies de nos sociétés, On peut imaginer sans peine les exigences que feront peser les amis ou un mari un peu dur sur une jeune mère. Pour dire vrai, il n’est pas vraiment nécessaire ici d’imaginer, une légère extrapolation suffit. S’il y a un risque même minime d’une anomalie, elle se verra reprocher de ne pas en tenir compte. Si l’enfant risque d’être sourd, s’il risque d’être cardiaque ou pourquoi pas d’avoir une tendance à l’obésité, certains « pères », certaines familles, certains amis ou certains médecins iront jusqu’à une sorte de chantage pour forcer la femme à changer son projet d’enfant. Evidemment, au début, l’attention se portera sur les pathologies les plus lourdes, trisomie, autisme, handicap moteur sévère, puis de fil en aiguille des tas de difficultés seront jugées inacceptables. Il n’est déjà plus envisageable de laisser naître un Stephen Hawkins. Pour la plupart des gens faire naître un enfant est la chose la plus importante de leur vie. S’il y a la possibilité de contrôler la qualité, beaucoup se sentiront obligés de le faire. Ca ne supprime pas pour autant les effets néfastes de cette volonté de contrôle sur l’éducation de l’enfant. Au contraire ! La procréation, au lieu d’être perçue comme une chance, s’accompagne de plus en plus d’une grande angoisse. Et cette angoisse elle-même met en danger le succès de l’éducation. Quid si l’enfant n’est pas à la hauteur ? S’il ne remplit pas le cahier des charges ? En fait, à moyen terme, ce n’est pas par une volonté dictatoriale que l’eugénisme risque de s’imposer mais par le jeu des normes sociales induites par la majorité et par les médias. On peut même sans trop de risques faire l’hypothèse que cette normalisation sera plus implacable qu’une règle imposée d’en haut. Dans un pays qui a produit l’arrêt Perruche, le clonage pourrait être un moyen de « sécuriser » la procréation à moindres frais. Pour mémoire, Perruche est le nom d’une famille qui avait eu un enfant handicapé et qui a reproché au médecin de ne pas l’avoir décelé. En 2000 la cour de cassation a rendu un arrêt donnant raison aux parents. Or les parents ont prétendu agir dans l’intérêt de l’enfant et en même temps n’auraient pas pu prendre d’autre mesure que l’avortement si le médecin avait fait le bon diagnostique. Autrement dit, on a décidé qu’il valait mieux pour l’enfant ne jamais naître. La loi depuis a été rectifiée pour protéger la profession médicale, mais elle ne peut pas enlever la crainte du handicap chez les familles. Dans une telle incertitude, le clonage pourrait être perçu comme le moyen par excellence de savoir à l’avance quel enfant on aura. En effet, le séquençage du génome ne pourra pas, du moins dans un avenir proche fournir de renseignements fiables tant sont nombreuses les interactions possibles entre les gènes, avec toutes les subtilités de leur expression ou de leur inhibition. Le clonage au contraire nous permet de connaître un « produit fini » et de croire qu’on va avoir le même. On a déjà vu que cette croyance est illusoire. Pourtant, elle offrira un réconfort initial assez fort pour que des gens fragiles se sentent obligés d’y faire appel.

A vrai dire, il ne semble pas possible à l’heure actuelle de savoir si le clonage restera marginal ou deviendra un phénomène de société. Plusieurs inconnues demeurent. Le coût financier est, bien sûr, un des plus importants. Il n’aura pas d’importance sur l’existence même de la technique mais il sera déterminant sur sa diffusion et sur sa perception par l’opinion publique. Les très riches ne seront pas arrêtés par ça mais la plupart des gens seront plus enclins à s’indigner si ça reste inaccessible pour eux-mêmes. Il y aura aussi la lourdeur de la technique pour le bénéficiaire. Les difficultés d’une procréation artificielle ne sont pas négligeables. Si le coût psychologique est lourd, on préférera une procréation naturelle dans la mesure du possible. L’examen objectif des intérêts et des inconvénients entrera peu en ligne de compte. Restent deux facteurs majeurs : le tabou et la loi. Sur le tabou, tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il variera très fortement d’une région à l’autre, en fonction de la foi religieuse, de la présentation faite par les médias et des déclarations de divers grands personnages. Tant que la technique ne sera pas sur le marché, les deux derniers points resteront imprévisibles. Le tabou est le facteur le plus puissant pour limiter une pratique. C’est la réprobation publique qui déterminera les choix du législateur et le succès de ses décisions.

Ce dernier, le législateur, va encore être amené à intervenir, d’une façon ou d’une autre et quelles que soient ses propres conclusions. C’est finalement la question de la loi qui requiert le plus d’attention de notre part. Le problème de la loi n’est pas de définir le bien ou le mal. Dire le bien ou le mal ressortit à la morale. Le législateur, quant à lui, doit prévoir la réponse que la société va donner lorsque la règle sera transgressée. Et elle le sera. Si nos conclusions sur le clonage et le caractère dangereux de ses principaux usages sont vraies, alors il convient de se donner des réponses juridiques claires pour le limiter. Or, en ce qui concerne le clonage, si on en fait un délit, le problème de la sanction va être très délicat. En effet l’acte reproché concerne nécessairement plusieurs personnes. Il y a le médecin, qui pose un acte contraire à la déontologie et à la loi. De ce côté-là, ça se double d’intérêts financiers. La gravité de l’acte est donc particulièrement lourde du côté médical. Il y a les parents, ne serait-ce que la femme qui a fourni la matrice. Il faut prévoir le cas où celle-ci a prévu d’être mère comme celui où elle ne fournirait qu’un utérus mercenaire. La gravité de l’acte ne serait pas le même et les raisons de faire intervenir la loi non plus. Si elle est mercenaire, la cupidité est plutôt une circonstance aggravante d’un point de vue juridique mais si elle ne l’est pas, ses motivations requièrent, comme nous l’avons vu au début de l’article un examen très sérieux. Il y a le demandeur du clonage, qui n’est pas forcément identique au parent et dont il faut sonder les intentions. Il y a le donneur des gènes, qui n’est pas forcément identiques aux deux personnages précédents. La célébrité dont on aurait pris les gènes à son insu aurait-elle un droit à faire valoir dans l’affaire ? Aurait-elle le droit de réclamer un dédommagement ? A-t-on un droit sur son patrimoine génétique comme on a un droit à l’image ? Si la réponse à cette question doit être positive, selon quel barème faut-il l’évaluer ? Il y aurait le risque qu’une sorte de business juridique assez malsain s’instaure sur la base de ces indemnités. Si au contraire la star a fourni ses gènes volontairement, quelle part de responsabilité faut-il lui donner ? Il sera nécessaire de réfléchir longuement pour établir une échelle de sanctions cohérente. Ce sera très difficile.

Mais pas autant que le problème de l’enfant. En effet, d’après tout ce qu’on a pu dire, c’est en pensant aux conséquences sur l’éducation des clones qu’on trouve les meilleures raisons de se méfier du clonage. Tant que ça n’a pas eu lieu, la question ne se pose pas et tout le monde se porte bien. Mais à partir du moment où le clone existe, je dois en faire quelque chose. Il y aurait une certaine incohérence à lui dénier le droit à l’existence. S’il doit être considéré comme une vraie personne, il doit recevoir un statut juridique correct et être traité à égalité de droits et de devoirs que les gens nés d’une procréation naturelle ou d’une FIV. Dans le cas contraire, pourquoi l’interdiction ? Notre réprobation reposait sur le danger que pose la manipulation de l’humain. Il faut donc trouver un moyen de sanctionner les autres acteurs de la chaîne sans nuire à l’intérêt du clone lui-même. Je sais bien que certains peuples traiteront la question de façon beaucoup plus simple en criant au sacrilège et en éliminant le fruit du crime, comme on traitait autrefois les enfants issus d’amours interdites. Mais c’est tout à l’honneur de notre civilisation d’avoir dit que les enfants ne devaient pas payer pour les fautes de leurs pères. Il faudra donc que la société prenne en charge des enfants qu’on ne pourra pas raisonnablement confier à leurs géniteurs, si tant est que ce terme ait encore un sens. Elle devra en outre le faire de façon assez discrète pour éviter que cela n’obère leurs chances d’avoir une vie normale. Ce qui nous ramène à l’inconnue de la diffusion. Tant que le délit est rare, on peut en gérer discrètement et efficacement les effets. Si c’est limité à quelques dizaines de cas par an sur un pays comme la France, il ne devrait pas y avoir trop de soucis pour leur trouver des familles d’accueil. On peut d’ailleurs faciliter les procédures, puisque les géniteurs pourraient être déchus de tout droit par décision judiciaire, ce qui permettrait d’offrir une grande sécurité aux parents d’adoption. Ainsi, ils pourraient adopter de façon pleine et entière, sans crainte de voir resurgir une mère éplorée ayant changé d’avis, comme c’est aujourd’hui le cas dans les procédures d’abandon. Mais il y a une masse critique à partir de laquelle les mesures d’interdiction et de confinement deviennent contre-productives. Si le nombre de cas excède les capacités d’accueil dans des familles, alors nous aurons des situations humainement insupportables.

Alors, il sera peut-être nécessaire de tolérer le clonage sous certaines formes. Ce serait un pis-aller. Les conséquences sociales seraient énormes. Ne croyez pas que cela éliminerait les difficultés juridiques. Sous quelles conditions l’autoriserait-on ? Autrement dit, jusqu’où serait-on tolérant ? La tolérance pose la question très délicate du degré. Qui serait habilité à le faire ? Quels usages pourraient être acceptés ? En effet même s’il existe des cas limites que la société ne puisse pas empêcher, il y en a d’autres qui sont des abus flagrants, et la question des sanctions existera de toute façon. Dans tous les cas, il faudra réviser tout le droit de la filiation et se demander dans quelle mesure le fait de donner ses gènes ouvre des droits par rapport au clone ou implique des responsabilités envers lui. Par exemple, si une célébrité (toujours elle) acceptait d’être clonée par des fans, cela ferait-il de cette célébrité un parent du clone ? Doit-il au moment du don de ses gènes déclarer son intention en termes de paternité ? Cela suffit-il ? Pour le cas où quelqu’un serait cloné à son insu, il faudrait probablement inventer un délit de détournement de gènes, et on retombe sur la question évoquée précédemment des éventuelles indemnités mais sur un mode légèrement différent car en se portant partie civile, le plaignant ne risquerait plus de tirer profit d’un acte délictueux. Au-delà de la question de la « propriété des gènes », si cette expression peut avoir un sens juridique, se poseraient de nombreuses questions de responsabilité ou d’autorité parentale. Une éventuelle autorisation serait peut-être nécessaire, mais ce ne serait en aucun cas une solution de facilité.

Il serait sans doute souhaitable de garder la tête froide, de renoncer aux promesses vaines d’immortalité ou de filiation améliorée et contrôlée et donc de rejeter purement et simplement le clonage reproductif, comme de peu d’intérêt réel et dangereux socialement et psychologiquement. Maintenant ce qui est souhaitable ne sera pas forcément facile et peut-être même pas possible. Nous aurons des choix de société extrêmement lourds à faire. Les législateurs pour une fois auront à faire des choix importants, espérons qu’ils se montreront à la hauteur. Je crains que de commission en expertises, lorsque les politiques ne savent que s’en remettre à des comités d’éthique sans pouvoir véritable, le clonage n’arrive sur le marché avant que nous soyons capables de donner des réponses claires. Alors, si nous n’y prenons garde, nous risquons de nous laisser entraîner par les événements. Pour l’heure, rien n’est encore joué, nous pouvons encore décider le type de société que le génie génétique va nous offrir.

Cet article a été initialement publié dans le numéro de septembre 2011 du magazine Sanqua.

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