C’est la faute de la société!

Aurais-je osé inviter des étudiants français à faire la cuisine chez moi?

On mesure mal l’importance du contexte. C’est à dire, vraiment mal. Il ne s’agit pas d’une figure de style pour dire qu’on la sous-estime. (Petit test: quelle figure?) L’erreur est possible dans les deux sens: exagération, sous-estimation. Mesurer l’importance du contexte quand les choses tournent mal est certainement l’un des exercices les plus difficiles qui soient – en même temps que l’un des plus utiles. C’est bien simple, il peut faire la différence entre la vie et la mort. Suis-je responsable de ce qui m’arrive? Qu’est-ce que j’ai raté? Suis-je une mauvaise personne? L’introspection ne suffit pas. Elle peut même se révéler dangereuse. L’honnête homme se méfie, avec raison, de son propre jugement, ce qui peut l’amener à se replier dangereusement sur lui-même, perclus de culpabilité.
Il y a de nombreux écueils dans l’analyse d’un échec: l’autoflagellation pour des choses qui ne dépendent pas de nous, le déni qui consiste à rejeter systématiquement la faute sur la société ou sur de supposés pervers narcissiques, le fatalisme etc. La société a ses injustices, les pervers narcissiques existent, mais comment savoir si c’est bien le cas dans ma situation?

On trouve un grand réconfort en observant comment réussissent les autres et comment ils échouent.
Le professeur est seul dans sa classe, face à 30 gamins. La légitimité de l’adulte ne suffit pas à compenser le sentiment d’être en minorité numériquement. Si vous avez le malheur de tomber sur un chef qui place la parole de l’enfant au même niveau que celle du professeur, bonne chance pour obtenir une sanction! Comment faire la preuve que les bavardages ont perturbé le cours, si l’affaire se résume à une parole contre une autre? On n’a pas le temps de lancer une procédure contradictoire pour toutes les broutilles qui pourrissent l’ambiance de classe. S’il reste seul dans une telle situation, le professeur est perdu. Il peut avoir toute la patience imaginable, il peut être dévoué et courageux, aimer les enfants du fond du cœur. 30 enfants se coalisant pour chahuter arriveront forcément au bout de sa patience, de son dévouement, de son courage et de son amour. C’est impitoyable comme les mathématiques!

En revanche d’entendre un autre professeur évoquer Beyrouth lors du conseil de classe, ça sauve la vie. On remet sa souffrance en perspective. Au moins je sais une chose: le problème ne vient pas seulement de moi. La situation est objectivement difficile. Je peux accepter l’échec de ma leçon, comme le chirurgien peut accepter la mort d’un cancéreux. Ça fait partie du jeu, n’en déplaise aux politiciens qui promettent de ne laisser aucun enfant en arrière. Ne nous laissons pas enfermer dans les rhétoriques socialistes qui refusent l’échec. Il est essentiel de s’ouvrir aux autres, même sans prendre leurs conseils. Ce serait une bonne idée également, mais on n’a pas forcément besoin d’aller jusque-là. Manger à la cantine est un bon point de départ.

Changer d’air ne permet pas seulement de se sentir mieux pendant un moment. Cela permet de savoir. Un des plus grands malheurs des Français est d’être crispés sur une profession, ou pire encore sur un poste. Sans élément de comparaison, il est impossible de savoir si le métier est pervers, si le chef a des attentes déraisonnables, ou si l’on n’est tout simplement pas à la hauteur. Tu sens le burn-out arriver? Va voir ailleurs! Vraiment! Ce n’est pas une insulte. Bien sûr, quand on soupçonne que le problème vient de l’État, cet ailleurs peut se trouver très loin. C’est important qu’il y ait des frontières et des passeports pour les traverser. Enseigner à des étudiants chinois permet de savoir que les bavardages ne sont pas inévitables, et de répondre à une inspectrice qui tente de vous intimider en disant: “Vous croyez que ce serait mieux ailleurs?”
On ne trouve que les réponses que l’on cherche. Et si la conclusion est que l’erreur vient de moi, eh bien, ma foi, j’aurai au moins grandi en sagesse.

L’herbe est-elle plus verte à Djibouti? Techniquement…

Une fois que l’on a reconnu et démontré les failles du système, notre responsabilité ne s’arrête pas là. Il est tentant, mais vain, de se laver les mains. Selon les chances de succès, notre découverte peut appeler des actions diverses.
Saisissons l’opportunité quand elle se présente. Il n’est pas toujours impossible de changer les habitudes. C’est par exemple la franche explication que l’on demande à son chef. Pour n’avoir pas toujours osé le faire, je sais à quel point un péché par omission peut vous coûter. Lorsqu’un principal annonce que les retenues ne seront plus organisées et que les professeurs devront les surveiller eux-mêmes, il est vital de réagir. Je savais que ça allait mal tourner et je n’ai rien dit, parce que ma situation était précaire, que le chef n’avait pas l’air de vouloir discuter etc. On se trouve plein d’excuses pour fermer les yeux. Mais la punition est la même, que le péché soit par action ou par omission.
On peut dénoncer le système en attendant des jours meilleurs. C’est ce que j’ai fait en écrivant mon livre sur l’école. C’est ce que je fais en écrivant cet article. Il ne faut pas être naïf, dans un débat public, on ne discute pas pour convaincre son interlocuteur. Ceux qui s’expriment dans les médias se sont trop engagés, psychologiquement et socialement, pour réviser leur position. Je ne parlerai même pas des systèmes idéologiques fermés qui discréditent a priori leurs opposants en pointant des “préjugés de classe” ou des “biais culturels”. Je signale que les hommes ont en moyenne plus de masse musculaire que les femmes, je “naturalise” une différence sociale (authentique). Je ne parlerai pas des “fosses à purin” et des “débats dépassés”! Non, nous ne discutons avec les idéologues que dans l’intérêt des spectateurs, de tous ces gens plutôt honnêtes, sans grandes convictions, qui cherchent à se faire une opinion et qui ont tendance à se laisser influencer par le dernier orateur.
On peut aussi fuir. C’est ce que je fais au Cambodge. Ce n’est pas glorieux, mais cela préserve l’avenir.
On peut travailler en “mode dégradé”, comme disent les navigateurs. Réduire ses ambitions, se concentrer sur l’essentiel, mettre les autres tâches en attente, occuper le terrain pour éviter que quelqu’un de pire ne le fasse. On le fait tous plus ou moins longtemps. Certains poursuivent cet esprit de résistance pendant des années, plus ou moins en secret. Cette solution est coûteuse mentalement, et parfois financièrement. Vous n’imaginez pas le bien que vous pouvez faire en allant simplement rendre visite à votre instituteur qui s’est obstiné à utiliser une méthode alphabétique, ou au professeur de français qui vous a enseigné la conjugaison, malgré l’austérité de cette matière et le mépris de sa hiérarchie. Un petit merci peut sauver la vie.

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